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Steven dégaina avant que Roland ait perçu le moindre mouvement. Une seule déflagration, assourdissante comme un coup de tonnerre, retentit dans la chambrette ; une bonne minute s’écoula avant que Roland n’entende bafouiller des questions et se manifester un certain tumulte à l’étage en dessous. Entre-temps, son arme d’apprenti, arrachée de sa main où elle ne laissa qu’un picotement vrombissant, n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle vola par la fenêtre, sa crosse réduite à une ruine de métal salement cabossée et sa brève participation à la longue histoire du Pistolero trouvant là sa conclusion.

Roland, stupéfait, regarda son père, encore sous le choc. Steven lui rendit son regard et demeura silencieux un bon moment. Mais il avait retrouvé le visage dont Roland se souvenait depuis sa plus tendre enfance : celui qui reflétait une calme et mâle assurance. Sa lassitude et sa fureur teintées d’affolement s’étaient évanouies comme les orages de la veille au soir.

Son père finit par prendre la parole.

— J’ai eu tort de te dire ce que je t’ai dit, je m’en excuse. Tu n’as pas oublié mon visage, Roland. Mais tu n’en as pas moins fait preuve de stupidité — tu t’es laissé manipuler par quelqu’un de plus rusé que tu le seras jamais. C’est par la seule grâce des dieux et de l’œuvre du ka que tu n’as pas été envoyé dans l’Ouest, un vrai pistolero de moins hors du chemin de Marten… hors du chemin de John Farson… et de celui qui mène à la créature qui règne sur eux deux.

Il tendit les bras.

— Si je t’avais perdu, Roland, je serais mort.

Roland se remit debout et, nu comme la main, se dirigea vers son père, qui l’étreignit sauvagement. Quand Steven Deschain l’embrassa d’abord sur une joue puis sur l’autre, Roland se mit à pleurer. Steven Deschain lui chuchota alors six mots dans le creux de l’oreille.

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— Six mots ? demanda Susannah. Lesquels ?

— Je sais tout depuis deux ans, répondit Roland. Voilà ce qu’il m’a murmuré.

— Nom de Dieu, fit Eddie.

— Puis il m’a dit que je ne pouvais pas retourner au palais. Que si je passais outre, je serais mort à la tombée de la nuit. « Tu es né pour accomplir ton destin, m’a-t-il dit, en dépit de tout ce que Marten pourrait faire ; cependant, il a juré de te tuer avant que tu ne sois assez grand pour lui causer des problèmes. Il semble que, vainqueur ou pas de l’épreuve, tu doives quitter Gilead, de toute façon. Pour un certain temps, du moins, et tu iras en direction de l’est au lieu de l’ouest. Mais je ne t’enverrai là-bas ni sans amis ni sans but. »

Puis, en guise de réflexion après coup, il ajouta :

— Ni avec une paire de piteux revolvers d’apprenti.

— Quel but ? demanda Jake, que le récit de Roland avait positivement captivé.

Il avait les yeux aussi brillants que ceux d’Ote.

— Et quels amis ?

— Vous devez entendre ces choses à présent, dit Roland. Le jugement que vous porterez sur moi viendra en temps et en heure.

Il expectora le profond soupir d’un homme confronté à une tâche ardue — puis rajouta du bois dans le feu. Les flammes, en se ranimant, firent reculer légèrement les ombres. Roland se mit à parler. Il parla toute une nuit d’une longueur insolite et ne termina l’histoire de Susan Delgado qu’au lever du soleil, dont les rayons teintèrent là-bas le palais de verre de toutes les nuances d’un jour nouveau, le dotant surtout d’une étrange luminescence verte qui était sa vraie couleur.

DEUXIÈME PARTIE

SUSAN

CHAPITRE 1

Sous la Lune des Baisers

1

Un disque d’argent parfait — la Lune des Baisers, comme on l’appelait pendant la Pleine Terre — dominait la colline déchiquetée qui se trouvait à deux lieues à l’est d’Hambry et à quatre au sud de Verrou Canyon. Au pied de la colline, la chaleur de cette fin d’été persistait, encore suffocante deux heures après le coucher du soleil, mais, au sommet du Cöos, on aurait dit que la Moisson était déjà venue, avec ses fortes brises et son air glacial qui pinçait. Pour la femme qui vivait là, en seule compagnie d’un serpent et d’un vieux chat qui ne miaulait plus, la nuit promettait d’être longue.

Aucune importance, cependant ; aucune importance, ma chérie. Des mains qui s’activent sont des mains bienheureuses. C’est le cas des tiennes.

Assise à la fenêtre de la grande pièce (une autre, de la taille d’un placard, lui servait de chambre) de sa masure, elle attendit tranquillement que le bruit des sabots des chevaux de ses visiteurs s’évanouisse. Moisi, le chat à six pattes, était perché sur son épaule. Le clair de lune inondait son giron.

Trois chevaux, emportant trois hommes. Les Grands Chasseurs du Cercueil, tel était le surnom qu’ils se donnaient.

Elle émit un ricanement de mépris. Les hommes étaient de drôles d’animaux, pour ça oui ; et, le plus amusant de tout, c’était qu’ils en avaient si peu conscience. Les hommes et les noms bravaches dont ils s’affublaient, pétant plus haut que leur ceinture. Les hommes, si fiers de leurs muscles, de leur capacité à boire et à bâfrer ; fiers à n’en plus finir de leurs queues. Eh oui, même en ces temps où nombre d’entre eux répandaient une étrange semence dégénérée, donnant naissance à des rejetons tout juste bons à être noyés dans le premier puits venu. Ah, mais ce n’était jamais de leur faute, n’est-ce pas, ma chérie ? Non, c’était toujours la femme la fautive, et sa matrice, bien sûr : les hommes étaient de tels couards. De tels couards et de tels grimaciers. Ces trois-là ne se distinguaient point de la masse. Le plus vieux, qui claudiquait, pouvait soutenir votre regard — sûr qu’il pouvait, avec sa paire d’yeux clairs à l’extrême qui l’avaient scrutée de la tête aux pieds —, mais elle n’avait rien décelé en eux dont elle n’aurait pu venir à bout, s’il avait fallu en arriver là.

Les hommes ! Elle n’arrivait point à comprendre pourquoi tant de femmes les redoutaient. Les dieux ne les avaient-ils pas créés avec leur partie la plus vulnérable pendouillant hors du corps, comme un boyau qui n’aurait point trouvé sa place dans leurs entrailles ? Flanquez-leur là un bon coup de pied et ils se recroquevillent comme un escargot dans sa coquille. Caressez-les là et leur cervelle fond en capilotade. Quiconque mettait en doute la vérité de cette dernière assertion n’avait qu’à assister à sa seconde « affaire » de la nuit, celle encore à venir. Thorin ! Le Maire d’Hambry ! Gardien-chef de la Baronnie ! Aucun fou n’arrivait à la cheville d’un vieux fou !

Cependant, aucune de ces pensées n’exerçait de réel pouvoir sur elle ni ne recelait de réelle rancune contre eux, du moins pas pour le moment ; les trois hommes qui se baptisaient les Grands Chasseurs du Cercueil lui avaient apporté une merveille et elle voulait la regarder ; s’en emplir les yeux, si fait, et elle n’allait pas s’en priver.

Le bancroche, Jonas, avait insisté pour qu’elle serre la chose de côté — on lui avait dit qu’elle avait un endroit pour ça, non pas qu’il veuille le voir ni nul autre de ses endroits secrets, aux dieux ne plaisent (à cette boutade, Depape et Reynolds s’étaient esclaffés comme des baleines) —, et elle avait obtempéré, mais maintenant que le vent avait emporté le bruit des sabots de leurs chevaux, elle ferait comme bon lui chanterait. La fille, dont les seins avaient dérobé à Hart Thorin le peu de jugeote dont il jouissait, ne serait pas ici avant une heure, à tout le moins (la vieille avait tout fait pour que la fille vienne à pied de la ville, prétextant la valeur purifiante d’une petite marche au clair de lune, alors qu’elle voulait simplement se ménager une parenthèse de temps libre entre deux rendez-vous). Pendant cette heure-là, elle serait libre d’agir à sa guise.