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— Oh, c’est de toute beauté, j’suis sûre, murmura-t-elle.

Mais ne ressentait-elle pas un certain échauffement au point de jonction de ses jambes torses d’ancêtre ? Et une certaine humidité dans la rivière à sec qui y était enfouie ? Ô Dieux !

— Si fait, même au travers du coffret où ils l’ont caché, je sens son glam. Beau comme toi, Moisi.

Elle attrapa le chat perché sur son épaule et le tint à hauteur de ses yeux. Le vieux matou ronronna en étirant son nez camus vers elle. Elle le baisa et, d’extase, il ferma ses yeux d’un vert-de-gris laiteux.

— Beau comme toi — toi-toi-toi ! Ouiii !

Elle reposa le chat par terre. Il se dirigea lentement vers l’âtre où paressait un feu tardif, grignotant de façon décousue une bûche solitaire. La queue de Moisi, au bout fourchu comme celle d’un diablotin dans une vieille gravure, balançait de-ci de-là dans la pénombre orangée de la pièce. Ses pattes supplémentaires, pendillant sur ses flancs, se crispaient rêveusement. Son ombre, qui traînait sur le sol, projetait sur le mur une véritable horreur : le résultat du croisement d’un chat et d’une araignée.

La vieille se leva et gagna le placard où elle dormait et où elle avait rangé la chose que Jonas lui avait donnée.

— Si jamais tu la perds, tu perdras la tête, lui avait-il dit.

— N’aie crainte, mon bon ami, avait-elle répondu, lui adressant un sourire servile et craintif par-dessus son épaule tandis qu’elle songeait : Ah les hommes ! Quels vantards ils faisaient !

Se dirigeant vers le pied de son lit, elle s’agenouilla et passa la main sur le sol de terre battue. Des lignes apparurent, formant un carré dans la poussière moisie. Elle enfonça ses doigts dans l’un de ces traits, qui céda sous la pression. Soulevant la trappe secrète (dissimulée de telle sorte que quiconque dénué de son shining aurait été bien en peine de la découvrir), elle mit au jour une cache d’un pied de côté sur deux de profondeur. À l’intérieur se trouvait un coffret en bois de fer avec, lové sur le couvercle, un serpenteau vert. Quand elle lui frôla l’échine, il redressa la tête et sa gueule, bâillant en un sifflement silencieux, exhiba quatre paires de crocs — deux en haut, deux en bas.

Elle prit le serpent contre elle, avec des roucoulades. Comme elle approchait sa tête plate de son visage, le reptile ouvrit plus grand la gueule et son sifflement devint audible. Ouvrant la bouche à son tour, elle darda d’entre ses lèvres grises et flétries la paillasse jaunâtre et malodorante de sa langue. Deux gouttes de venin — qui auraient suffi à exterminer tous les convives d’un festin si on les avait ajoutées au bol de punch — y tombèrent. Elle les avala, sentant aussitôt sa bouche, sa gorge et sa poitrine prendre feu comme sous l’effet d’une liqueur forte. Un instant, la pièce devint floue et dansante, puis elle entendit des voix murmurer dans l’air empuanti — les voix de ceux qu’elle appelait ses « amis invisibles ». Ses yeux laissèrent filtrer une eau poisseuse qui s’écoula dans les tranchées que le temps avait creusées sur ses joues. Elle poussa alors un profond soupir et la pièce retrouva sa stabilité. Les voix s’éteignirent.

Elle baisa Ermot entre ses yeux sans paupière (c’est la Lune des Baisers, si fait, se dit-elle), puis le posa de côté. Le serpent se faufila sous sa couche, s’y lova et la regarda appliquer ses paumes sur le couvercle du coffret en bois de fer. Elle sentait palpiter les muscles de ses avant-bras et la chaleur au creux de ses reins devint plus prononcée. Cela faisait moult années qu’elle n’avait pas éprouvé l’appel de son sexe, mais elle l’éprouvait à présent, pour sûr, et ce ne fut pas le fait de la Lune des Baisers, ou si peu.

Le coffret était fermé et Jonas ne lui en avait pas donné la clé, mais c’était un jeu d’enfant pour elle qui avait vécu longtemps, étudié beaucoup et trafiqué avec des créatures que la plupart des hommes, malgré leurs rodomontades et leurs belles paroles, auraient fuies comme la peste, à peine les eussent-ils entrevues. Elle tendit la main vers la serrure incrustée dans un œil que surmontait une devise en Haut Parler (QUI M’OUVRE, JE LE VOIS), puis la retira bien vite. Tout à coup, elle flaira ce que son odorat ne percevait plus d’ordinaire : le moisi, la poussière, le matelas crasseux, les miettes des provisions grignotées au lit, la puanteur qui mêlait la cendre aux relents d’encens et à l’odeur d’une vieille femme aux yeux chassieux et à la chatte desséchée (en temps normal, du moins). Elle n’ouvrirait point ce coffret ni ne regarderait la merveille qu’il renfermait, ici dedans ; elle irait dehors, à l’air pur, où les seuls parfums étaient ceux de la sauge et du mesquite.

Elle contemplerait la merveille à la clarté de la Lune des Baisers.

Rhéa de la Colline du Cöos tira le coffret de sa cache avec un grognement, se remit sur pied avec un autre grognement (extrait celui-ci de ses régions inférieures), et quitta la pièce, le coffret sous le bras.

2

La masure était suffisamment renfoncée sous le front de la colline pour être à l’abri des bourrasques les plus âpres du vent d’hiver qui soufflait en permanence sur ces hautes terres depuis la Moisson jusqu’à la fin de la Terre Vide. Un sentier menait au point le plus élevé et le plus dégagé de la colline ; sous la pleine lune, on aurait dit un fossé d’argent. La vieille le gravit, peinant et soufflant ; ses cheveux blancs auréolaient sa tête en touffes crasseuses, ses vieilles mamelles ballottaient de-ci de-là sous sa robe noire. Le chat la suivait dans son ombre, sans cesser d’exhaler son ronronnement rauque comme une mauvaise odeur.

Au sommet de la colline, le vent, écartant ses cheveux de sa figure ravagée, lui apporta le murmure plaintif de la tramée qui s’était peu à peu frayé un passage jusqu’aux confins de Verrou Canyon. C’était un son apprécié de peu de monde, elle le savait, mais que, personnellement, elle adorait ; pour Rhéa du Cöos, il évoquait une berceuse. Au-dessus de sa tête filait la lune dont les ombres sur sa peau brillante dessinaient le visage de deux amants qui s’embrassaient… si l’on croyait toutefois aux balivernes des crédules mortels. Si ces derniers voyaient un visage différent ou une série de visages dans chaque pleine lune, la sorcière savait qu’elle n’en avait qu’un — le visage du Démon. Le visage de la mort.

Cependant, pour sa part, elle s’était rarement sentie aussi vivante.

— Oh, ma beauté, murmura-t-elle, en effleurant la serrure de ses doigts difformes.

Une faible lueur rouge filtra d’entre ses phalanges réunies et il y eut un cliquetis. Haletant, comme une femme qui vient de courir, elle déposa le coffret par terre et l’ouvrit.

Une lumière rosée, plus ténue que celle émise par la Lune des Baisers mais infiniment plus belle, se répandit. Envahissant le visage ravagé, penché sur le coffret, elle le métamorphosa un court instant en celui d’une très jeune fille.

Moisi vint renifler, allongeant la tête, les oreilles couchées, ses vieilles pupilles frangées de lumière rose. Rhéa en conçut une jalousie subite.

— Du balai, vieux sot. C’est point pour tes pareils !

Elle tapa le chat. Moisi fit un bond en arrière, sifflant comme une bouilloire, et gagna avec majesté et indignation le tertre qui couronnait la Colline du Cöos. Affectant le dédain le plus absolu, il s’y installa et entreprit de se lécher une patte tandis que le vent lui fourrageait sans cesse le poil.