Le coffret contenait un globe de cristal plein de cette lumière rosée ; elle ruisselait en pulsations douces, comme les battements d’un cœur content.
— Oh, ma beauté, murmura-t-elle, le soulevant hors du coffret.
Elle le tint devant elle, laissant son rayonnement pleuvoir sur les rides de son visage.
— Oh ! tu es vivant, si fait !
Soudain la couleur du globe fonça jusqu’à l’écarlate. Elle le sentit vibrer entre ses mains comme un moteur d’une puissance énorme et, encore une fois, éprouva cette stupéfiante humidité entre ses cuisses, cette montée de la marée qui l’avait désertée pour toujours, croyait-elle.
Puis la vibration mourut et la lumière du globe parut se replier comme autant de pétales. Une pénombre rosâtre lui succéda… et trois cavaliers en sortirent. Elle crut d’abord qu’il s’agissait des hommes qui lui avaient apporté le cristal — Jonas et les autres. Mais non, ceux-ci étaient plus jeunes, bien plus jeunes même que Depape qui n’avait pourtant que vingt-cinq ans. Celui qui était à gauche du trio semblait avoir un crâne d’oiseau monté sur le pommeau de sa selle — étrange mais vrai.
Puis ce dernier et celui de droite disparurent, comme effacés par le pouvoir de la boule de cristal, qui ne laissa visible que celui du milieu. Il portait un jean et des bottes, un chapeau à bord plat qui lui mangeait le haut du visage et elle remarqua la façon dégagée qu’il avait de se tenir en selle ; aussitôt alarmée, sa première pensée fut Un pistolero ! Dans l’Est ! Venu des Baronnies Intérieures, si fait, de Gilead peut-être même ! Mais elle n’avait pas besoin d’apercevoir le haut du visage du cavalier pour savoir qu’il était à peine plus âgé qu’un enfant et n’avait pas de revolvers sur les hanches. Elle ne croyait cependant pas que l’adolescent soit désarmé. Si seulement elle pouvait voir un petit mieux…
Collant quasiment le nez sur le cristal, elle chuchota :
— Plus près, mon joli ! Encore plus près !
Elle ne savait à quoi s’attendre — à rien, c’était le plus probable —, pourtant, au cœur du cercle sombre du globe, la silhouette s’approcha effectivement. Flotta plus près, comme un cavalier et son cheval sous l’eau. Et elle aperçut un carquois et des flèches dans son dos. Devant lui, sur le pommeau de sa selle, il n’y avait pas de crâne mais un arc court. Et à droite de la selle, là où un pistolero aurait transporté un fusil dans sa housse, on voyait pointer le bois hérissé de plumes d’une lance. S’il n’appartenait pas au Vieux Peuple, dont son visage n’avait aucun trait distinctif… elle ne pensait pas non plus qu’il soit originaire de l’Arc Extérieur.
— Mais t’es qui, toi, mon goujat ? souffla-t-elle. Comment je vais faire pour te reconnaître, moi ? T’as tellement enfoncé ton chapeau sur tes saletés d’yeux qu’j’peux point m’les voir ! À ton cheval, p’t-être bien… ou alors à ton… du balai, Moisi ! Qu’est-ce qu’t’as à m’embêter comme ça ? Arrgghhh !
Le chat, redescendu de son poste de guet, s’enroulait autour de ses chevilles enflées, passant et repassant, miaulant dans sa direction d’un ton encore plus rauque que son ronronnement. Quand la vieille lui donna un coup de pied, Moisi l’évita avec agilité… puis revint immédiatement à la charge et, reprenant son manège, leva vers elle des yeux lunatiques en redoublant de doux miaulements.
Rhéa lui redonna un coup de pied, qui s’avéra aussi peu efficace que le premier. Puis replongea son regard dans le globe de cristal. Le jeune cavalier si intéressant et sa monture avaient disparu, tout comme la lumière rosée. Elle ne tenait plus qu’une boule de verre éteint, qui en fait de lumière se contentait de refléter le clair de lune.
Le vent souffla en rafales, plaquant sa robe contre la ruine de son corps. Moisi, que les faibles ruades de sa maîtresse avaient échoué à intimider, fila derechef comme une flèche et s’enroula autour de ses chevilles, miaulant plaintivement à son adresse.
— Là, regarde un peu ce que tu as fait, vilain sac à puces et à microbes ! La lumière est partie, juste au moment où je…
À un son en provenance du chemin charretier qui montait jusqu’à sa masure, elle comprit soudain d’où venait l’agitation de Moisi. Elle entendait chanter. C’était la fille. Elle était en avance.
Avec une horrible grimace — elle détestait être prise au dépourvu et la donzelle allait le payer cher —, elle se baissa et renferma la boule de cristal dans le coffret. L’intérieur était rembourré de soie et le globe s’y emboîtait aussi parfaitement que l’œuf du petit déjeuner de Sa Seigneurie dans son coquetier. Du bas de la colline (ce maudit vent était dans son tort, sinon elle l’aurait entendu plus tôt), montait le chant de la fille, plus proche que jamais :
— J’vais t’en donner, moi, de l’amour insouciant, saloperie de pucelle, commenta la vieille.
Elle sentait l’aigre remugle de sueur sous ses bras, mais l’autre moisissure s’était à nouveau tarie.
— Je vais te fiche ton congé pour être venue trop tôt chez la vieille Rhéa, tu perds rien pour attendre !
Elle passa ses doigts sur la serrure du coffret, mais elle refusa de se verrouiller. Elle supposa qu’elle s’était trop pressée de l’ouvrir et avait cassé un mécanisme intérieur, en se servant du shining. L’œil et sa devise semblaient la narguer : QUI M’OUVRE, JE LE VOIS. On pouvait y remédier et en un clin d’œil, mais pour l’heure, un clin d’œil, c’était encore trop long pour elle.
— Impertinente pécore ! gémit-elle, levant brièvement la tête vers la voix qui approchait (elle était presque là, par tous les dieux, et avec trois quarts d’heure d’avance !).
Elle referma le couvercle du coffret avec un coup au cœur, parce que le globe de cristal reprenait vie. Il s’emplissait de cette lumière rosée, mais il n’était plus temps ni de regarder ni de rêver. Plus tard, peut-être, une fois que l’objet de l’inconvenante et tardive démangeaison libidineuse de Thorin serait reparti.
Tu dois t’empêcher de faire un truc trop abominable à cette petite, s’admonesta-t-elle. Souviens-toi qu’elle est ici à cause de lui ; ce n’est point un de ces tendrons avec un polichinelle dans le tiroir dont le coquin fait la sourde oreille quand elle récrimine pour qu’il l’épouse. Tout ça, c’est du fait de Thorin, car il n’a qu’elle en tête une fois que sa mocheté d’épouse, la vieille chouette, s’est endormie, et qu’il se prend le pis en main et commence à se traire de belle façon ; c’est du fait de Thorin, il a l’ancienne loi pour lui et du pouvoir. En outre, ce qui est dans ce coffret, ça regarde son factotum et si jamais Jonas apprenait que toi, tu l’as regardé… que tu l’as utilisé…
Pour sûr, mais rien à craindre de ce côté-là. Entre-temps, possession faisait force de loi, n’est-ce pas ?
Le coffret sous le bras, elle releva ses jupes de sa main libre et regagna sa masure en courant le long du sentier. Elle arrivait encore à courir quand elle y était obligée, si fait, bien que peu l’eussent cru.
Moisi bondissait sur ses talons, sa queue fourchue dressée et ses pattes en surplus lui battant les flancs au clair de lune.
CHAPITRE 2
La preuve d’honnêteté