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La mégère, entre-temps, observait Susan d’un air rusé, les poings sur les hanches, le chat s’enroulant autour de ses chevilles. Elle avait beau avoir les yeux chassieux, Susan les distinguait suffisamment pour voir qu’ils étaient de la même nuance vert-de-gris que ceux du chat et se demander de quel sinistre tour de magie c’était là le résultat. Elle ressentait un besoin — fort et pressant — de baisser les siens mais n’en fit rien. Si avoir peur était normal, montrer qu’on en éprouvait était parfois une erreur.

— Tu me regardes comme une effrontée, mamzelle, finit par lui dire Rhéa, dont le sourire s’effaça, cédant lentement la place à un froncement de sourcils courroucé.

— Nenni, la mère, répondit Susan avec franchise. Simplement comme quelqu’un qui désire conclure l’affaire pour laquelle elle est venue et prendre congé. Je suis ici à la requête de Sa Seigneurie le Maire de Mejis et de ma tante Cordélia, la sœur de mon père. Mon très cher père, dont je ne supporterai pas qu’on dise du mal devant moi.

— Je dis ce que je veux, fit la vieille.

Ces mots étaient sans réplique, mais non dénués toutefois d’une nuance de servilité. Susan n’y attribua aucune importance particulière ; c’était là un ton que la mégère avait dû adopter sa vie entière et qui lui revenait aussi naturellement que sa façon de respirer.

— J’ai vécu seule très longtemps, maîtresse de moi-même, et, quand ma langue se délie, elle va où elle veut.

— Alors il vaudrait mieux parfois ne point la délier du tout.

Les yeux de la vieille eurent une sale lueur.

— Modère la tienne, espèce de garçon manqué, de peur qu’elle ne meure et pourrisse dans ta bouche et que le Maire n’y songe à deux fois avant de t’embrasser quand il sentira sa puanteur, si fait, même par une lune pareille !

Le cœur de Susan s’emplit d’un étonnement douloureux. Elle était venue ici, tendue vers un seul but : que l’affaire soit conclue le plus rapidement possible, ce rite — qu’on lui avait à peine expliqué — susceptible de n’offrir que souffrance et honte. Et voilà maintenant cette vieille qui la fixait avec une haine non dissimulée. Comment les choses pouvaient-elles avoir tourné si mal et si soudainement ? Ou bien en allait-il toujours ainsi avec les sorcières ?

— Nous avons mal débuté, maîtresse — pouvons-nous tout reprendre depuis le début ? demanda Susan tout à trac, en lui tendant la main.

La mégère resta interloquée mais tendit aussi sa main pour un bref contact : les extrémités ridées de ses doigts effleurèrent les doigts aux ongles courts de la fille de seize ans debout devant elle avec son visage à peau claire et au vif éclat et ses longues tresses qui lui tombaient dans le dos. Susan dut faire un effort pour ne pas grimacer à cet attouchement, si bref fût-il. Les doigts de la vieille étaient glacés comme ceux d’un cadavre, mais Susan avait déjà touché des doigts glacés dans sa vie (« Mains froides, cœur chaud », disait parfois Tante Cord). L’aspect véritablement désagréable résidait dans leur texture, la sensation de chair froide et spongieuse flottant sur les os, comme si la femme à laquelle ils appartenaient s’était noyée et reposait au fond d’un étang.

— Non, non, on reprend rien du tout, dit la vieille. Mais on va peut-être continuer mieux qu’on a commencé. C’est un ami puissant que tu as dans Monsieur le Maire et je ne voudrais point l’avoir pour ennemi.

Du moins, elle est franche, se dit Susan, avant de se moquer d’elle-même.

Cette femme était franche uniquement quand elle était obligée de l’être ; livrée à ses propres désirs et pratiques, elle mentirait à tout propos — sur le temps, les récoltes, les vols d’oiseaux une fois la Moisson venue.

— Tu es arrivée plus tôt que je ne t’attendais et ça m’a mise hors de moi, si fait. Tu m’as apporté quelque chose, mamzelle ? Pour sûr, j’en réponds !

Ses yeux étincelèrent à nouveau, mais ce n’était plus de colère, cette fois.

Susan glissa la main sous son tablier (tellement stupide de mettre un tablier pour aller faire une course au diable Vauvert, mais la coutume l’exigeait) puis dans sa poche. Retenue par un ruban, pour éviter qu’on ne la perde aisément (surtout les jeunes filles poussées soudain à courir au clair de lune, peut-être), il y avait là une bourse. Susan rompit le ruban et sortit la bourse. Elle la déposa sur la paume tendue devant elle, si usée que les rides qui la marquaient étaient presque fantomatiques. Susan prit soin de ne pas toucher Rhéa à nouveau… alors que la vieille la toucherait elle à nouveau, très bientôt.

— C’est le bruit du vent qui te fait frissonner, mamzelle ? demanda Rhéa, bien que Susan sût que son esprit était grandement concentré sur la petite bourse.

Ses doigts s’activaient et tiraient sur le nœud du cordon.

— Oui, c’est le vent.

— Et il y a de quoi. C’est les voix des trépassés que tu entends dans le vent et, quand ils hurlent autant, c’est parce qu’ils regrettent… ah !

Le nœud céda. Elle desserra le cordon et deux pièces d’or dégringolèrent dans sa main. Elles étaient grossièrement frappées — nul n’en avait fabriqué de semblables depuis des générations — mais elles pesaient lourd et les aigles gravés dessus avaient un certain pouvoir. Rhéa en porta une à sa bouche ; retroussant les lèvres et découvrant d’affreux chicots, elle mordit dedans. La mégère examina les légères empreintes que ses dents avaient laissées sur l’or. Pendant quelques secondes, elle s’absorba dans sa contemplation, puis referma les doigts sur son trésor.

Pendant que les jaunets détournaient l’attention de Rhéa, Susan en profita pour jeter un coup d’œil par la porte ouverte sur sa gauche, dans ce qu’elle supposa être la chambre de la sorcière. Et aperçut un étrange phénomène qui la troubla : une lumière rose puisait sous le lit, semblant sortir d’une boîte, quoiqu’elle ne puisse pas complètement…

La sorcière releva les yeux et Susan reporta hâtivement les siens vers un autre coin de la pièce, où un filet suspendu à un crochet contenait quatre fruits blancs bizarres. La vieille se déplaça : son ombre immense et dansante abandonna pesamment cette partie du mur et Susan s’aperçut alors de sa méprise : ces fruits n’étaient rien d’autre que des crânes. Elle se sentit l’estomac légèrement barbouillé.

— Faut me requinquer ce feu, mamzelle. Va derrière la maison et rapporte-moi une brassée de bois sec. Des fagots de bonne taille, c’est ce qu’il nous faut, et viens point gémir que tu peux point les trimballer, bien bâtie comme t’es !

Susan, qui ne se plaignait plus des corvées depuis qu’elle avait cessé de mouiller ses langes, se tut… malgré une furieuse envie de demander à Rhéa si quiconque lui apportait de l’or était illico invité à aller lui chercher du bois. À dire vrai, elle n’y voyait pas d’inconvénient ; l’air du dehors aurait la douceur d’un vin capiteux après la puanteur de la masure.

Elle allait atteindre la porte quand son pied buta contre quelque chose de mou et de chaud. Le chat protesta d’un miaulement. Susan trébucha et manqua tomber. Dans son dos, la vieille émit une série de sons entrecoupés et étranglés que Susan supposa être son rire.