— Attention à Moisi, mon petit chéri ! Filou comme il est ! Et roi du faux pas, qu’il peut être, parfois ! Eh eh eh !
Nouvelle tempête de fou rire.
Le chat, oreilles couchées, fixait Susan de ses larges pupilles vert-de-gris. Et crachait. Susan, peu consciente de ce qu’elle allait faire jusqu’à temps qu’elle l’eût fait, cracha en retour. À l’image de son expression dédaigneuse, la surprise qu’afficha Moisi fut insolitement — et, dans ce cas précis, comiquement — humaine. Il tourna casaque et courut se réfugier dans la chambrette de Rhéa, fouettant l’air de sa queue fourchue. Susan ouvrit la porte et alla dehors chercher le bois. Il lui semblait être ici depuis mille ans et qu’avant de retourner chez elle il s’en écoulerait autant.
L’air était aussi doux qu’elle l’avait espéré, plus doux peut-être même et, un instant, elle resta immobile sur le porche, à le respirer, tâchant de se purifier les poumons… et l’esprit.
Après cinq grandes inspirations, elle se bougea. Elle contourna la masure… mais du mauvais côté, semblait-il, car elle ne trouva aucun tas de bois par là. Cependant, à demi enfouie sous une plante grimpante rugueuse et peu ornementale, il y avait une sorte de meurtrière en guise de fenêtre. Située presque à l’arrière de la masure, elle devait donner dans la chambrette-placard de la vieille.
Ne regarde pas là-dedans, ce qu’elle a sous son lit, c’est point tes affaires et si jamais elle t’y prenait…
Elle s’approcha de la fenêtre, malgré les admonestations de sa conscience, et jeta un coup d’œil.
Rhéa n’aurait vraisemblablement pas aperçu le visage de Susan à travers le rideau dense de gros lierre si la vieille souillon avait regardé dans cette direction. Ce qui n’était pas le cas. À genoux, le cordon de la bourse passé entre les dents, elle tendait le bras sous le lit.
Elle en tira une boîte dont elle ouvrit le couvercle, déjà entrebâillé. Sa figure fut alors inondée d’une douce et rose radiance. Susan retint son souffle. Pendant un instant, la vieille eut le visage d’une jeune fille — mais cette jeunesse retrouvée se mêlait de cruauté, c’était le visage d’une enfant obstinée, déterminée à apprendre tout ce qu’il y avait de mauvais au monde et pour de mauvaises raisons. Le visage de la jeune fille que la mégère avait été autrefois, peut-être. La lumière semblait provenir d’une sorte de boule de cristal.
La vieille la regarda, fascinée, quelques instants, les yeux écarquillés. Ses lèvres remuaient comme si elle lui parlait ou même lui psalmodiait quelque chose ; la bourse que Susan avait apportée de la ville, et dont la mégère serrait toujours le cordon entre ses dents, ballait de-ci de-là au gré de ses paroles. Puis, après ce qui parut un grand effort de volonté de sa part, elle referma la boîte, faisant disparaître la lueur rosée. Susan se sentit soulagée — il y avait là quelque chose qu’elle n’aimait pas.
La vieille mit la main en cornet sur la serrure d’argent au centre du couvercle et un bref pinceau d’écarlate darda entre ses doigts. Tout cela sans lâcher le cordon de la bourse. Elle posa alors la boîte sur sa couche, s’agenouilla et commença à passer les mains dans la poussière et la saleté, juste sous le bord du lit. Même si elle n’effleurait le sol que de ses paumes, des traits y apparurent bientôt comme si elle avait utilisé un instrument à dessin. Ces lignes s’obscurcirent, formant des sortes de sillons.
Le bois, Susan ! Va chercher le bois avant qu’elle ne s’aperçoive que tu es partie depuis très longtemps ! Au nom de ton père !
Susan retroussa entièrement sa jupe jusqu’à la taille — elle ne voulait pas que la vieille remarque des traces de poussière ou des feuilles sur ses habits quand elle reviendrait à l’intérieur de la masure, ne tenant pas à répondre aux questions que la vision de telles malpropretés ne manquerait pas d’entraîner — et rampa sous la fenêtre, ses dessous de coton blanc éclatant au clair de lune. Une fois passée, elle se remit debout et s’empressa de gagner sans bruit l’arrière de la masure. Elle découvrit le tas de bois sous une vieille peau de bête empestant la moisissure. Elle choisit une demi-douzaine de bûches de taille respectable et les bras ainsi chargés revint vers le devant de la maison.
Quand elle entra, se positionnant de biais pour faire franchir la porte à son fardeau sans en laisser choir une partie, la vieille, de retour dans la pièce principale, fixait d’un air maussade le feu, réduit pour l’heure à de simples braises. Nulle trace de la bourse.
— T’as pris ton temps, mamzelle, fit Rhéa, continuant à regarder dans l’âtre, comme si Susan comptait pour des prunes…
Mais elle tambourinait du pied sous l’ourlet crasseux de sa robe, les sourcils froncés.
Susan traversa la pièce, guettant de son mieux par-dessus la pile de bûches dont elle était chargée. Cela ne l’aurait pas du tout surprise de voir le chat rôder dans les parages, espérant la faire trébucher.
— J’ai aperçu une araignée, dit-elle. J’ai secoué mon tablier pour la faire partir. Je les déteste tant que je supporte point d’en voir.
— Tu verras tout bientôt une chose que t’aimeras point davantage, et peut-être même, encore moins, fit Rhéa, souriant de son rictus unilatéral, si particulier. Ça sortira de la chemise de nuit de Thorin, raide comme un bâton et rouge comme la rhubarbe ! Eh eh eh ! Attends une minute, ma fille ; bons dieux, t’en as rapporté assez pour nourrir le feu de joie d’un Jour de Fête.
Rhéa prit deux grosses bûches sur le tas de Susan, les jetant avec indifférence sur les charbons ardents. Les braises voltigèrent en spirale dans le conduit obscur et ronflant légèrement de la cheminée. Et voilà, t’as éparpillé le peu qui restait de ton feu, pauvre vieille idiote, et il va falloir qu’on le rallume à tous les coups, songea Susan. Mais Rhéa tendit une main, doigts écartés, dans l’âtre, prononça un mot guttural et les bûches s’embrasèrent comme si on les avait imbibées de pétrole.
— Pose le reste là-bas, dit-elle en désignant le coffre à bois. Et fais bien attention de ne point mettre des éclats partout, mamzelle.
Quoi, salir une telle propreté ? se dit Susan, se mordant l’intérieur des joues pour refréner le sourire qui lui montait aux lèvres.
Rhéa avait dû le sentir, cependant ; quand Susan se redressa, la vieille l’observait avec l’expression sévère de celle qui en sait long.
— Bon, petite maîtresse, venons-en à notre affaire et finissons-en. Sais-tu pourquoi tu es venue ici ?
— Pour faire plaisir au Maire Thorin, répéta Susan, sachant que ce n’était pas là la vraie réponse.
Elle avait peur à présent — beaucoup plus que lorsqu’elle avait regardé par la fenêtre et surpris la vieille à roucouler à sa boule de verre.
— Sa femme est devenue stérile depuis qu’elle n’a plus ses règles. Il veut avoir un fils avant que lui aussi ne soit plus capable de…
— Fi, fi, billevesées que tout cela, épargne-moi ces âneries et ces beaux discours. Il veut des tétons et un cul qui tremblotent point comme de la gelée sous la main et une boîte à ouvrage qui lui agrippe bien ce qu’il y fourrera. S’il est encore suffisamment homme pour y fourrer quelque chose. Si un fils sort de là, si fait, très bien, il te le donnera à garder et à élever, le temps qu’il soit assez grand pour aller à l’école, après tu le reverras plus jamais. Si c’est une luronne, il te la prendra à coup sûr et la donnera à son nouveau factotum, le bancroche aux cheveux de fille, pour qu’il la noie dans le premier trou d’eau venu.