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Susan avait eu plus d’une occasion d’observer tout cela ; pendant des années, son père avait eu la charge des chevaux de la Baronnie et s’était souvent rendu à Front de Mer pour affaires. Et, maintes fois, il y avait emmené sa fille tant aimée. Oh, elle avait vu plus que son soûl de Hart Thorin au fil des années et lui, de même, l’avait vue plus souvent qu’à son tour. Beaucoup trop, peut-être ! Car le fait le plus marquant le concernant à présent, c’est qu’il avait une cinquantaine d’années de plus que la fille qui porterait peut-être son héritier.

Elle avait conclu ce marché avec une certaine légèreté…

Non, pas avec légèreté, elle était injuste envers elle-même… disons que ça ne l’avait pas empêchée de dormir, au vrai. Elle s’était dit comme ça, après avoir écouté tous les arguments de Tante Cord : Bah, c’est bien peu de chose, en fait, pour posséder des terres en contrat bilatéral ; pour avoir au final notre petit morceau d’Aplomb, réellement tout autant que coutumièrement… pour avoir de vrais documents, un à la maison et l’autre dans les archives de Rimer, stipulant que c’est bien à nous. Si fait, et pour avoir des chevaux à nouveau… Trois seulement, c’est vrai, mais c’est toujours trois de mieux que ce qu’on a maintenant. Et tout ça contre quoi ? Coucher une fois ou deux avec lui et porter un enfant, ce que des millions de femmes avant moi ont fait sans dommage. Après tout, c’est ni à un mutant ni à un lépreux qu’on me demande de m’accoupler, mais juste à un vieillard qui se fait craquer les doigts. Ce n’est point pour toujours et, comme le dit Tante Cord, je pourrai encore me marier, si le temps et le ka le décrètent ainsi ; je serai pas la première à entrer dans la couche de son mari en étant mère. Est-ce que ça fait de moi une putain pour autant ? La loi dit que non, mais peu importe ; la loi de mon cœur est la seule qui compte et mon cœur me dit que si j’acquiers la terre qui était à mon pa et trois chevaux pour la parcourir, en étant déclarée telle, alors putain je serai.

Il y avait autre chose : Tante Cord avait tablé — d’une façon plutôt brutale, Susan en prenait conscience maintenant — sur l’innocence d’une enfant. Tante Cord n’avait pas arrêté de radoter sur le bébé, le mignon petit bébé qu’elle aurait. Tante Cord savait d’avance que Susan, les poupées de son enfance mises au rancart depuis point trop longtemps, chérirait l’idée d’avoir son propre bébé, une petite poupée bien vivante à vêtir, à nourrir et avec laquelle faire la sieste au plus chaud de l’après-midi.

Ce que Cordélia avait ignoré (peut-être est-elle trop innocente pour l’avoir même envisagé, songea Susan), c’était ce que la mégère lui avait révélé clairement cette nuit même : Thorin désirait plus qu’un enfant.

Il veut des tétons et un cul qui tremblotent point comme de la gelée sous la main et une boîte à ouvrage qui lui agrippe bien ce qu’il y fourrera.

Le simple fait de se rappeler ces paroles lui mit le feu aux joues pendant qu’elle se dirigeait vers la ville dans l’obscurité d’après le coucher de la lune (ni course enjouée ni chanson non plus, cette fois). Elle avait accepté la chose en songeant vaguement à la façon que le bétail avait de s’accoupler — on laissait faire « jusqu’à ce que la semence ait pris », puis on les séparait. Mais maintenant, elle savait que Thorin pourrait la vouloir encore et encore, la voudrait probablement encore et encore ; le droit coutumier, dont la loi d’airain remontait à deux cents générations, disait qu’il pouvait continuer à coucher avec elle, jusqu’à ce que celle qui avait attesté de son honnêteté de future gueuse atteste de l’honnêteté de l’enfant à venir, à savoir qu’il était en tout point honnête et non pas… une quelconque aberration mutante. Susan s’était enquise discrètement et avait appris que cette seconde épreuve survenait habituellement aux alentours du quatrième mois de grossesse… à peu près à l’époque où cela commençait à se voir, même habillée de pied en cap. Il incomberait à Rhéa de donner un avis… et comme Rhéa ne l’aimait pas…

Maintenant qu’il était trop tard — maintenant qu’elle avait accepté l’accord formellement offert par le Chancelier, maintenant que cette mégère bizarre avait prouvé son honnêteté —, elle regrettait amèrement ce marché. Elle avait surtout en tête le spectacle qu’offrirait Thorin, son pantalon retiré, avec ses jambes maigres et pâlichonnes comme des pattes de cigogne ; et elle entendrait, une fois couchés ensemble, ses longs os craquer : ceux de ses rotules, ceux de sa colonne, ceux de ses coudes et de sa nuque.

Et ceux de ses phalanges. N’aie garde d’oublier les jointures de ses phalanges.

Oui. Ses grosses phalanges de vieillard pleines de poils. Susan ne put s’empêcher de pouffer à cette idée. C’était tellement comique. Mais en même temps, une chaude larme coula subrepticement le long de sa joue. Elle l’essuya d’une main machinale, sans y prêter plus d’attention qu’au clip-clop de sabots qui approchaient, étouffé par la poussière de la route. Elle avait l’esprit à nouveau ailleurs, occupé de l’étrange vision qu’elle avait aperçue par la fenêtre de la chambrette de la vieille — la douce et en même temps désagréable lumière qu’émettait la boule rose et le regard hypnotique qu’avait eu la mégère en la fixant…

Quand enfin Susan entendit le cheval qui s’approchait, prise de panique, la première idée qui lui vint fut d’aller se cacher dans les taillis de la forêt devant lesquels elle passait. Les chances que quiconque d’un tant soit peu respectable se trouve sur la route à une heure aussi tardive lui paraissaient minces, en particulier en ces temps calamiteux qui s’étaient abattus sur l’Entre-Deux-Mondes — mais il était déjà trop tard pour gagner le couvert des arbres.

Restait le fossé où s’allonger en se tenant coite. La lune étant couchée, restait au moins une chance que le quidam passerait son chemin sans…

Mais avant même d’avoir pu s’y diriger, le cavalier qui s’était faufilé derrière elle pendant qu’elle ruminait ses funestes pensées la saluait déjà.

— Bonne nuitée, gente dame, puissent vos jours être longs sur la terre.

Elle se retourna, songeant : Et si c’était l’un de ces nouveaux venus toujours à traînasser autour de la Maison du Maire ou au Repos des Voyageurs ? Ce n’est point le plus âgé en tout cas, sa voix ne chevrote pas comme la sienne, mais l’un des autres peut-être… celui qu’ils appellent Depape…

— Bonne nuitée, s’entendit-elle répondre à la silhouette masculine. Que les vôtres le soient aussi.

Sa voix ne tremblait pas, à ce qu’elle en percevait. Elle ne pensait pas qu’il s’agît de Depape ni de celui qu’on appelait Reynolds, non plus. La seule chose dont elle fût sûre quant à l’individu, c’était qu’il portait le chapeau plat caractéristique des hommes des Baronnies Intérieures, à l’époque où voyager d’est en ouest était beaucoup moins rare qu’aujourd’hui. Bien avant l’avènement de John Farson — l’Homme de Bien — et le début des effusions de sang.

L’étranger arrivant à sa hauteur, elle se pardonna un petit peu de ne point l’avoir entendu approcher — elle n’apercevait ni boucle ni clochette dans son équipement et tout était attaché de sorte à ne pas claquer ni taper. C’était presque l’attirail d’un hors-la-loi ou d’un écumeur (elle avait dans l’idée que Jonas, celui à la voix chevrotante, et ses deux amis avaient dû être l’un et l’autre, en d’autres temps et sous d’autres climats), ou même d’un pistolero. Mais cet homme-là n’avait point d’armes à feu, à moins qu’il ne les ait dissimulées. Un arc accroché au pommeau de sa selle et ce qui avait l’air d’une lance dans sa gaine, rien d’autre. Et jamais, à sa connaissance, il n’y avait eu de pistolero aussi jeune.