— Susan ? Vous avez déjà vu la tramée ?
— Si fait. Une ou deux fois. D’en haut.
— Et ça ressemble à quoi ?
— C’est laid, répondit-elle sans hésiter.
Jusqu’à ce soir, où elle avait observé le sourire de Rhéa de fort près tout en supportant le tripotage de ses doigts indiscrets, elle aurait dit bien haut que c’était la chose la plus laide qu’il lui eût été donné de voir.
— Ça ressemble à un feu de tourbe couvant sous la cendre et aussi à un marécage couvert d’une écume glauque. Un brouillard s’en élève. Parfois on dirait de longs bras décharnés, munis de doigts.
— Ça s’étend ?
— Si fait, on le dit. Chaque tramée s’étend, mais s’étend lentement. Elle ne s’échappera de Verrou Canyon ni de votre temps ni du mien.
Levant les yeux au ciel, elle s’aperçut que les constellations avaient poursuivi leur course pendant leur conversation. À l’idée qu’elle pourrait parler avec lui toute la nuit — de la tramée, de Citgo, de sa tante si exaspérante ou d’à peu près n’importe quoi —, elle fut plongée dans la consternation. Pourquoi fallait-il que ça lui arrive maintenant, aux noms des dieux ? Après avoir repoussé depuis trois ans les avances des garçons d’Hambry, pourquoi fallait-il qu’elle en rencontre un à la fin qui l’intéressait si étrangement ? Pourquoi la vie était-elle si injuste ?
Elle se remémora sa pensée de tantôt, celle qu’avait émise la voix de son père : si c’est le ka, il viendra comme le vent, et tes plans ne lui résisteront pas plus qu’une écurie devant le cyclone.
Non. Non, non et non. Ainsi arma-t-elle son esprit avec une farouche détermination contre cette idée. Ce n’était pas une écurie, mais sa vie qui était en jeu.
Susan tendit la main et toucha la tôle rouillée de la boîte aux lettres de Dame Beech, comme pour affermir sa place dans le monde. Ses rêveries et petits espoirs n’avaient pas tant d’importance, peut-être, mais son père lui avait appris à s’évaluer par sa capacité à faire les choses qu’elle avait dit qu’elle ferait. Et elle n’allait point jeter aux orties son enseignement, simplement parce qu’elle venait de faire la connaissance d’un joli garçon à un moment où elle se trouvait en plein marasme, autant corporel qu’émotionnel.
— Je vais vous abandonner ici. Vous avez le choix : rejoindre vos amis ou reprendre votre chevauchée, dit-elle.
La gravité dont sa voix était empreinte l’attrista un peu, car c’était celle d’une adulte.
— Mais n’oubliez point votre promesse, Will — si jamais vous me rencontrez à Front de Mer, à la Maison du Maire, et si vous voulez que nous soyons amis, faites comme si c’était la première fois. Je ferai de même.
Il acquiesça et elle vit son sérieux à elle reflété sur son visage à lui comme par un effet de miroir. Et sa tristesse aussi, peut-être.
— Je n’ai jamais prié une jeune fille de chevaucher en ma compagnie ni d’accepter que je lui rende visite. Je vous le demande à vous, Susan, fille de Patrick. Je vous apporterais même des fleurs pour mettre toutes les chances de mon côté — mais cela ne servirait à rien, je crois.
Elle fit non de la tête.
— Nenni. En effet.
— Vous a-t-on promise en mariage ? C’est audacieux de ma part de vous le demander, je sais, mais c’est sans malice aucune.
— Je n’en doute point, mais je préférerais ne pas vous répondre. Je suis dans une position très délicate en ce moment précis, comme je vous l’ai déjà dit. En outre, il se fait tard. C’est ici que nos chemins se séparent, Will. Mais attendez encore… un instant…
Elle fouilla dans la poche de son tablier et en sortit une part de gâteau enveloppé d’une feuille verte. Elle avait mangé l’autre moitié en gravissant le Cöos… dans ce qui lui semblait maintenant l’autre versant de sa vie. Elle tendit les reliefs de son petit repas du soir à Flash, qui les flaira, puis les dévora, avant de nicher ses naseaux dans sa main. Elle sourit, heureuse de sentir le chatouillement duveteux au creux de sa paume.
— Si fait, tu es un brave cheval.
Elle regarda Will Dearborn, campé au milieu de la route, remuant ses bottes poussiéreuses en la fixant d’un air malheureux. Toute dureté avait quitté son visage, à présent ; il faisait le même âge qu’elle, paraissait même plus jeune.
— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Elle s’avança et, sans même réfléchir à ce qu’elle faisait, elle lui posa les mains sur les épaules, se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la bouche. Le baiser fut bref, mais n’avait rien de celui d’une sœur.
— Très heureuse, si fait, Will.
Mais quand il s’avança à son tour vers elle (aussi étourdiment qu’une fleur se tourne vers le soleil), espérant renouveler l’expérience, elle le repoussa gentiment, mais fermement.
— Nenni, c’était juste pour vous dire merci et un seul merci devrait suffire à un gentleman. Allez en paix, Will.
Il s’empara des rênes, comme plongé dans un rêve, les examinant un instant comme s’il n’en connaissait absolument plus l’usage et leva à nouveau les yeux vers elle. Elle le vit qui s’efforçait de se clarifier les idées et les émotions, dissipant l’impact que son baiser avait eu sur lui. Elle l’aima pour cela, ravie d’avoir agi comme elle l’avait fait.
— Vous aussi, allez en paix, dit-il, sautant en selle. Il me tarde de vous rencontrer pour la première fois.
Il lui sourit. Et elle perçut dans ce sourire tous les vœux que son désir formait. Éperonnant alors son cheval, il lui fit faire volte-face et repartit par où ils étaient venus — peut-être pour jeter un nouveau coup d’œil au pétroléum. Elle demeura sur place, près de la boîte aux lettres de Dame Beech, souhaitant de toutes ses forces qu’il se retourne et la salue de la main, afin qu’elle puisse revoir son visage encore une fois. Elle aurait juré qu’il le ferait… et pourtant, non, il n’en fit rien. Puis, comme elle s’apprêtait à se détourner et à descendre la colline pour gagner la ville, il se retourna finalement et leva la main, qui voleta un instant dans l’obscurité comme une phalène blanche.
Susan lui rendit son salut, puis poursuivit sa route, heureuse et malheureuse à la fois. Cependant — et c’était là peut-être le plus important — elle ne se sentait plus du tout souillée. Au moment où elle avait effleuré les lèvres du garçon, sa chair avait paru purifiée du contact de Rhéa. Il s’agissait sans doute là d’un petit tour de magie, mais elle le trouva très bienvenu.
Elle continua d’avancer, sourire aux lèvres, regardant les étoiles plus fréquemment qu’à son habitude, quand elle était dehors, à la nuit tombée.
CHAPITRE 4
Longtemps après le coucher de la lune
Il chevaucha sans trêve pendant presque deux heures, allant et venant le long de ce qu’elle appelait l’Aplomb, ne poussant jamais Flash au-delà du trot, bien qu’il n’eût qu’une envie : galoper sous les étoiles jusqu’à se refroidir un peu les sangs.
Ils se refroidiront à foison si tu recentres ton attention sur toi-même, songea-t-il, et tu n’auras même pas à te charger de la besogne, selon toute apparence. Les imbéciles sont les seuls sur terre à pouvoir absolument compter récolter ce qu’ils méritent. Ce vieux dicton lui remit en tête l’homme au visage couturé de cicatrices et aux jambes arquées qui avait été de loin son meilleur instructeur, et il sourit.