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À deux lieues et quelques de l’endroit où Roland dormait en faisant de beaux rêves, Susan Delgado, depuis son lit, regardait par la fenêtre le Vieil Astre pâlir de plus en plus à l’approche de l’aube. Elle n’avait pas davantage sommeil à présent qu’au moment de son coucher ; elle sentait un élancement entre ses cuisses, là où la vieille l’avait touchée. C’était dérangeant mais plus trop désagréable, car elle associait maintenant le phénomène au garçon rencontré sur la route et qu’elle avait embrassé sous les étoiles si spontanément. Chaque fois qu’elle remuait les jambes, l’élancement s’embrasait en une brève et bienfaisante douleur.

À son retour à la maison, Tante Cord (qui se serait mise au lit une heure plus tôt, un soir ordinaire) l’attendait dans son fauteuil à bascule près de la cheminée — où aucun feu ne brûlait dans l’âtre proprement balayé de ses cendres, à cette époque de l’année —, une poignée de dentelle sur les genoux, écumeuse comme la crête d’une vague contre sa vieille robe noire démodée. Elle la liserait à une vitesse qui paraissait presque surnaturelle à Susan — et n’avait point levé les yeux quand la porte s’était ouverte et que sa nièce était entrée dans un tourbillon de brise.

— Je vous attendais une heure plus tôt, dit Tante Cord, avant d’ajouter, bien que son ton ne trahît rien de semblable : « Je commençais à m’inquiéter. »

— Si fait ? se contenta de dire Susan.

Elle songea que, n’importe quel autre soir, elle aurait bafouillé l’une de ses excuses qui sonnaient toujours comme un mensonge à ses propres oreilles — tel était l’effet que Tante Cord produisait sur elle depuis toujours —, mais ce soir n’était pas comme les autres. Jamais de sa vie, elle n’avait connu de soirée comparable. Elle découvrit qu’elle n’arrivait point à se tirer Will Dearborn de la tête.

Tante Cord avait alors daigné lever les yeux, ses yeux rapprochés, en vrille, vifs et inquisiteurs, au-dessus de l’arête étroite de son nez. Certaines choses n’avaient pas bougé depuis que Susan s’était mise en route pour le Cöos ; et elle avait pu sentir une fois encore le regard de sa tante balayer son visage et son corps, comme un plumeau aux pennes hérissées.

— Qu’est-ce qui vous a retenue si longtemps ? avait demandé Tante Cord. Y a-t-il eu un problème ?

— Pas le moindre, avait répondu Susan qui se remémora, un instant, comment la sorcière se tenant près d’elle sur le seuil de sa masure avait lissé sa tresse de son poing déformé, négligemment serré. Elle se souvint de son désir de partir et d’avoir demandé à Rhéa si elle en avait fini avec elle.

Peut-être qu’il reste encore un tout petit rien… avait dit la vieille… du moins Susan le croyait-elle. Mais quel tout petit rien ? Impossible pour elle de se le rappeler. Était-ce vraiment si important ? Elle serait coupée de Rhéa jusqu’à ce que son ventre commence à s’arrondir de l’enfant de Thorin… et si l’on ne pouvait faire de bébé avant la Nuit de la Moisson, elle ne retournerait point sur le Cöos avant la fin de l’hiver, au plus tôt. Un siècle ! Et même au-delà, si elle était lente à devenir grosse…

— Je suis rentrée sans me presser, ma tante. C’est tout.

— Alors d’où vous vient cette physionomie ? avait demandé Tante Cord, tricotant ses maigres sourcils vers le pli vertical qui creusait son front.

— Quelle physionomie ? avait rétorqué Susan, ôtant son tablier dont elle noua les cordons avant de le suspendre au crochet derrière la porte de la cuisine.

— Colorée et crémeuse comme du lait qu’on vient de traire.

Elle avait failli éclater de rire. Tante Cord, qui connaissait aussi peu les hommes que Susan les étoiles et les planètes, avait mis dans le mille. Colorée et crémeuse, exactement la sensation qu’elle avait.

— L’air de la nuit, sans doute, avait-elle répondu. J’ai aperçu un météore, ma tante. Et entendu la tramée. Le son était fort, ce soir.

— Si fait ? dit sa tante distraitement, avant de revenir au sujet qui lui tenait à cœur.

— Ça vous a fait mal ?

— Un peu.

— Avez-vous pleuré ?

Susan fit non de la tête.

— Bien. Vaut mieux point. C’est toujours mieux. Elle aime quand on pleure, m’a-t-on dit. Maintenant, dites-moi, Sue — vous a-t-elle donné quelque chose, cette vieille chatte ?

— Si fait, dit-elle, plongeant la main dans sa poche et en sortant le papier où on lisait :

Elle le tendit à sa tante qui le lui arracha d’un air avide. Cordélia avait été tout sucre tout miel depuis un mois environ, mais à présent qu’elle avait eu ce qu’elle voulait (maintenant que Susan s’était trop avancée et avait trop promis pour se raviser), elle était redevenue la femme aigrie, sourcilleuse et prompte au soupçon auprès de laquelle Susan avait grandi ; celle chez qui son frère flegmatique, adepte du « laissons la vie aller comme bon lui semble », avait provoqué des crises de rage quasi hebdomadaires. En un sens, c’était un soulagement. Ça avait été éprouvant pour les nerfs que de voir Tante Cord jouer les Tatie Gâteau, jour après jour.

— Si fait, si fait, c’est bien sa marque, avait dit sa tante, laissant courir ses doigts au bas de la feuille. Certains racontent qu’elle représente le sabot d’un démon, mais qu’est-ce que cela nous fait à nous, hein, Sue ? Toute horrible et méchante créature qu’elle soit, elle a permis aux deux pauvres femmes que nous sommes de tenir leur place dans le monde un peu plus longtemps. Et vous n’aurez besoin de la revoir qu’une seule fois, probablement vers le Terme de l’Année, quand vous aurez été prise comme il faut.

— Ce sera plus tard que ça, lui avait dit Susan. Je ne dois pas coucher avec lui avant que la Lune du Démon ne soit pleine. Une fois passés la Fête de la Moisson et le feu de joie.

Tante Cord l’avait fixée, ouvrant de grands yeux, bouche bée.

— A-t-elle dit pareille chose ?

Me traiteriez-vous de menteuse, Tantine ? avait-elle songé avec une âpreté qui ne lui ressemblait guère ; en règle générale, elle était d’un tempérament proche de celui de son père.

— Si fait.

— Mais pourquoi ? Pourquoi attendre si longtemps  ?

Tante Cord était à la fois agacée et déçue — ça sautait aux yeux. Elle avait récolté jusqu’ici huit pièces d’argent et quatre d’or dans cette affaire ; elles étaient rangées là — où que ce fût — où Tante Cord amassait son pécule comme un écureuil ses noisettes (Susan soupçonnait que cela devait faire un joli magot, même si Cordélia aimait faire étalage de sa pauvreté à la moindre occasion) et au moins le double de ce montant lui était encore dû… ou le serait, dès que le drap taché de sang serait envoyé à la blanchisseuse de la Maison du Maire. La même somme serait encore versée quand Rhéa aurait confirmé le bébé et l’honnêteté du bébé. Un total rondelet, tout bien considéré. Énorme, pour une petite bourgade comme celle-ci et de petites gens comme elles. Alors apprendre que le paiement serait repoussé aussi loin…

Susan avait ensuite commis un péché, dont elle avait fait pénitence par une prière (quoique sans grand enthousiasme) avant de se mettre au lit : la mine frustrée, comme trompée, de Tante Cord l’avait réjouie au plus haut point — la mine même de l’avarice contrariée.