— Pourquoi si longtemps ? répéta-t-elle.
— Vous pourriez aller sur le Cöos le lui demander.
Cordélia Delgado avait pincé si fort ses lèvres, déjà minces de nature, qu’elle parut soudain en être dépourvue.
— Vous moquez-vous, mamzelle ? Joueriez-vous à l’effrontée avec moi ?
— Oh non, je suis bien trop lasse pour me moquer de quiconque. Je n’ai qu’une envie, me laver — je sens encore ses mains sur moi — et aller me coucher.
— Alors faites. Peut-être demain matin pourrons-nous reparler de tout ça, de façon plus convenable, en gentes dames. Et il nous faudra aller voir Hart, bien entendu.
Semblant enchantée par cette perspective, elle replia le papier que Rhéa avait confié à Susan et s’apprêtait à l’empocher.
— Non, fit Susan, d’un ton d’une sécheresse inhabituelle qui suffit à stopper le geste de sa tante en plein élan.
Cordélia l’avait considérée, franchement effrayée. Susan s’était sentie un peu embarrassée par ce regard, mais n’avait pas baissé les yeux. Et, quand elle tendit la main, ce fut sans trembler.
— C’est moi qui dois le conserver, ma tante.
— Qui vous a dit de me parler ainsi ? s’était récriée Tante Cord, geignant sous l’outrage.
Cela devait confiner au blasphème, songea Susan, mais un instant l’intonation de sa tante lui avait rappelé le son de la tramée.
— Qui vous a dit de parler ainsi à la femme qui a élevé une orpheline de mère ? À la sœur de feu le père de cette même orpheline ?
— Vous savez très bien qui, avait répondu Susan, la main toujours tendue vers le papier. Je dois le garder et le remettre au Maire Thorin. Elle m’a dit peu importe ce qu’il en adviendrait alors, il peut s’en torcher le cul si jamais ça lui chante (la rougeur qui empourpra à ces mots le visage de sa tante avait été hautement jouissive), mais jusque-là, il doit rester en ma possession.
— Je n’ai jamais entendu la pareille, avait rétorqué Tante Cord, vexée… qui lui rendit néanmoins le morceau de papier noirci. Confier la garde d’un document aussi important à un tout petit brin de fille !
Mais point si petit brin que ça pour être la gueuse de Thorin, hein ? Pour qu’il se couche sur moi, que j’entende craquer ses os, que je reçoive sa semence et que je porte peut-être son enfant.
Elle avait baissé les yeux, tout en remettant le papier dans sa poche, pour éviter que Tante Cord n’y lise le ressentiment qui les animait.
— Montez donc, avait dit Tante Cord, transférant d’un revers de main la dentelle mousseuse de ses genoux dans son panier à ouvrage, où elle s’entassa dans un désordre inaccoutumé. Et quand vous ferez votre toilette, lavez-vous la bouche avec un soin particulier pour bien la nettoyer de son impudence et de son irrespect envers ceux qui ont beaucoup sacrifié par amour de sa propriétaire.
Susan s’était retirée en silence, ravalant une foultitude de ripostes, et avait gravi l’escalier comme elle l’avait si souvent fait, tremblant de honte et de rancœur mêlées.
Elle était donc dans son lit pour l’heure, toujours éveillée tandis que les étoiles pâlissaient au ciel que des nuances plus claires commençaient à colorer. Les événements de la soirée défilaient dans sa tête en une sorte de brouillard fantastique, comme un jeu de cartes qu’on mélangeait — ce qui lui revenait avec le plus d’insistance étant le visage de Will Dearborn. Elle songeait combien ses traits pouvaient être durs à certain moment et s’adoucir à l’improviste l’instant d’après. Ce visage-là était-il beau ? Si fait, pensait-elle. Pour elle, elle savait qu’il l’était.
Je n’ai jamais prié une jeune fille de chevaucher en ma compagnie ni d’accepter que je lui rende visite. Je vous le demande à vous, Susan, fille de Patrick.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi faut-il que je l’aie rencontré maintenant, quand rien de bon ne peut en sortir !
Si c’est le ka, il viendra en coup de vent, comme un cyclone.
Elle se tournait et retournait dans son lit, puis finit par rouler sur le dos à nouveau. Le sommeil ne viendrait plus cette nuit, ou ce qu’il en restait, songeait-elle. Autant vaudrait qu’elle aille sur l’Aplomb assister au lever du soleil.
Elle demeura couchée cependant, se sentant mal et bien à la fois, à scruter les ombres et à écouter les premières trilles des oiseaux du matin, à se rappeler le contact délicat de la bouche de Will sur la sienne dont elle avait senti les dents sous ses lèvres, à se souvenir de l’odeur de sa peau et de la texture rugueuse de sa chemise sous ses paumes.
Ces mêmes paumes dont elle emprisonnait à présent ses seins à travers sa chemise de nuit. Le bout en était dur, tels de petits cailloux. Et quand elle les effleura, elle connut une poussée d’excitation réclamant son dû entre ses cuisses.
Elle parviendrait à s’endormir, se dit-elle. Elle y arriverait, si elle apaisait cet échauffement. Si seulement elle savait comment.
Mais elle le savait. La vieille le lui avait montré. Point n’est besoin à une fille encore intacte de se refuser un petit frisson par-ci par-là… un vrai petit bourgeon de soie, si fait.
Susan prit ses aises et enfouit une main sous le drap. Elle chassa de son esprit les yeux luisants et les joues creuses de la sorcière — ce n’était pas si difficile, une fois la décision prise, découvrit-elle — et les remplaça par le visage du garçon monté sur le grand cheval hongre et coiffé de ce ridicule chapeau plat. Un instant, cette image devint si nette et si douce qu’elle en parut réelle et le reste de sa vie, un rêve sans relief. Dans cette vision, il l’embrassait sans fin à pleine bouche, leurs langues se touchant, elle inhalant ce que lui exhalait.
Elle était en feu. Brûlante telle une torche dans son lit. Et quand le soleil surgit enfin au-dessus de l’horizon, très peu de temps après, elle dormait profondément, un léger sourire aux lèvres ; ses cheveux dénoués, qui lui cachaient la moitié du visage, se répandaient sur l’oreiller comme de l’or liquide.
Une heure avant l’aube, la salle du Repos des Voyageurs jouissait comme jamais du calme retrouvé. L’éclairage au gaz qui, la plupart des soirs, transformait le lustre en un joyau brillant de mille feux jusqu’aux alentours de deux heures du matin, était baissé et n’offrait plus que de faiblards petits points bleus. La salle haute de plafond, tout en longueur, plongée dans la pénombre, avait quelque chose de spectral.
Dans un coin s’entassait un amas de petit bois — débris de chaises fracassées dans une bagarre autour d’une partie de Surveille-Moi (et dont les combattants occupaient en ce moment même la cellule des ivrognes du Haut Shérif). Dans un autre coin se figeait une mare assez conséquente de vomi. Sur l’estrade, à l’extrémité est de la salle, se dressait un piano en piteux état ; appuyée contre le banc, on voyait la massue en bois de fer, propriété de Barkie, videur du saloon et dur à cuire des environs. Barkie en personne, le mont dénudé de sa panse couturée débordant de la ceinture de son pantalon de velours, telle une brioche prête à passer au four, gisait sous le banc où il ronflait comme un perdu. Il tenait encore une carte à la main : le deux de carreau.
Les tables à jeu se trouvaient à l’extrémité ouest. Deux ivrognes étaient affalés sur la feutrine verte de l’une d’elles, ronflant et bavant, bras étendus, leurs doigts se touchant. Au-dessus de leurs têtes, sur le mur, on voyait un portrait équestre d’Arthur l’Aîné, le Grand Roi d’Eld, sur son cheval blanc, et un écriteau où l’on pouvait lire (en un curieux mélange de Haut Parler et Bas Parler) : NE RENAKLE POINT DEVANT TA DONNE AUX CARTES OU DANS LA VIE.