Выбрать главу

Jonas roula une seconde cigarette, tira une allumette soufrée de sa blague et la craqua sur l’ongle de son pouce. Il alluma celle de Reynolds en premier, puis la sienne.

Un petit chien bâtard jaune entra en se faufilant sous les portes battantes. Les hommes le regardèrent faire, fumant en silence. Il traversa la salle, alla renifler la flaque de vomi coagulé dans le coin, qu’il commença à déguster. Son embryon de queue frétillait pendant son repas.

Reynolds désigna de la tête l’admonestation de ne pas faire la fine bouche devant les cartes que la vie vous distribuait.

— Ce clébard a compris ça, je dirais.

— Tu n’y es pas du tout, objecta Jonas. C’est rien d’autre qu’un chien, un clebs qui bouffe du dégueulis. J’ai entendu un cheval, il y a vingt minutes de ça. D’abord qui s’en venait, puis qui s’en allait. Ça n’aurait pas été par hasard l’un de nos observateurs ?

— Rien ne t’échappe, hein ?

— À qui ne prête pas attention, rien n’est donné. C’en était un ?

— Ouaip. Un gars qui travaille pour l’un des petits propriétaires en bordure de l’extrémité est de l’Aplomb. Il les a vus arriver. Trois jeunes. De vrais bébés.

Reynolds prononça ce dernier mot avec l’accent des Baronnies du Nord : babés.

— Pas de quoi s’inquiéter.

— Tt, tt, nous n’en savons rien, reprit Jonas, sa voix pleurarde le faisant passer pour un vieillard qui cherche à gagner du temps. Jeunes yeux voient à des lieues, comme on dit.

— Jeunes yeux voient ce qu’on leur montre près d’eux, rétorqua Reynolds.

Le chien passa en trottinant devant lui, se léchant les babines. Reynolds lui fit presser le train d’un coup de pied que le bâtard ne fut pas assez vif pour éviter. Il déguerpit, se refaufilant sous les portes battantes, en poussant de petits kaï-kaï qui firent ronfler Barkie de plus belle sous le banc du piano. Il ouvrit la main, lâchant la carte à jouer qu’il tenait.

— Peut-être ben qu’oui, peut-être ben que non, dit Jonas. En tout cas, ce sont des blancs-becs de l’Affiliation, natifs des grands domaines du Vert Quelque Part, si Rimer et cet imbécile pour lequel il travaille ne se trompent pas. Ça signifie qu’il nous faudra nous montrer très, très prudents, qu’on va marcher sur des œufs. C’est qu’on a encore trois mois à tirer ici, minimum ! Et ces jeunots pourraient bien rester ici tout ce temps, à compter ci ou ça et à mettre le tout noir sur blanc. Des recenseurs sont pas bons pour nous, en ce moment. Pas pour des types dans le bizness du réapprovisionnement.

— Arrête, c’est du chiqué, ce boulot, rien d’autre — histoire pour leurs papas de leur taper sur les doigts pour pas avoir filé droit…

— Leurs papas, comme tu dis, savent que Farson contrôle à présent la totalité de l’Extrémité Sud-Ouest où il occupe une position éminente. Les blancs-becs peuvent être au courant tout pareil — que l’heure de la récré tire à sa fin pour l’Affiliation et sa souveraineté gerbante. On peut pas savoir, Clay. Avec des gars comme ça, on peut pas prévoir comment ça tournera. À tout le moins, ils peuvent essayer de faire leur boulot à peu près correctement, histoire de tenter le coup et de se rabibocher avec leurs parents. On en saura davantage quand on les aura vus, mais laisse-moi te dire une chose : on peut pas simplement leur coller une arme sur la nuque et les achever comme des chevaux qui se sont cassé une jambe, si jamais ils voient ce qu’il faut pas. Leurs papas peuvent bien être remontés contre eux, vivants, je crois bien que leur tendresse pour eux reviendrait au galop s’ils mouraient — c’est comme ça qu’ils fonctionnent, les papas. Faudra qu’on soit finauds, Clay ; aussi finauds que possible.

— Alors vaudrait mieux laisser Depape en dehors de tout ça.

— Y aura pas de problème avec Roy, affirma Jonas de sa voix chevrotante.

Laissant tomber son mégot par terre, il l’écrasa sous le talon de sa botte. Il leva les yeux vers ceux, vitreux, du Gai Luron, les plissant comme sous l’effet de la supputation.

— Ce soir, il a dit ton ami ? Ils sont arrivés ce soir, les blancs-becs ?

— Ouaip.

— Alors ils iront voir Avery demain, d’après moi.

Herk Avery, Haut Shérif de Mejis et Commissaire de Police d’Hambry, était un gros homme avec l’aisance de mouvement d’une lessiveuse pleine à ras bords.

— D’après moi, aussi, renchérit Clay Reynolds. Pour lui présenter leurs papiers, etc.

— Oui, m’sieur. Pour sûr, pour bien sûr. « Bonjour, comment ça va t’y ? » par-ci, « Bonjour, comment ça va ? » par-là, et patati et patata.

Reynolds se tut. Il lui arrivait souvent de ne pas comprendre Jonas, mais il chevauchait à ses côtés depuis l’âge de quinze ans et savait qu’il valait mieux d’habitude ne pas chercher à se faire éclairer sa lanterne. Si vous passiez outre, vous étiez bon pour un cours magistral de la secte des manni sur les autres mondes que le vieux vautour avait visités en empruntant ce qu’il appelait les « portes spéciales ». Reynolds, quant à lui, trouvait qu’il avait déjà bien assez à faire avec les portes ordinaires de ce monde-ci.

— J’vais toucher un mot à Rimer qui transmettra au Shérif de l’endroit où faudrait qu’ils séjournent, dit Jonas. J’ai pensé au baraquement de l’ancien ranch du Bar K. Tu vois où je veux dire ?

Reynolds voyait très bien. Dans une Baronnie comme Mejis, mieux valait apprendre en vitesse les quelques lieux-dits. Le Bar K était une terre à l’abandon, au nord-ouest de la ville, dans le voisinage de cet étrange canyon piaillard. On mettait le feu chaque automne à son entrée et il y avait six ou sept ans de ça, le vent avait viré dans la mauvaise direction et consumé de fond en comble le Bar K — granges, étables, maison de maître. L’incendie, cependant, avait épargné le baraquement et ce serait l’endroit idéal pour trois pieds tendres des Baronnies Intérieures. C’était loin de l’Aplomb ; loin aussi du pétroléum.

— T’aimes ça, hein, s’pas ? demanda Jonas, adoptant l’accent rustique d’Hambry. Si fait, t’aimes beaucoup ça, j’vois ça, mon goujat. Tu sais ce qu’on dit en Cressie ? « Si de la salle à manger tu voles l’argenterie, enferme d’abord le chien dans la penderie. »

Reynolds approuva du chef. Le conseil était bon.

— Et les chariots ? Ces… comment-qu’tu-les-appelles-déjà, ces citernes ?

— Sont bien là où elles sont, dit Jonas. Sûr qu’on peut pas les bouger maintenant sans attirer une attention malvenue, hein ? Toi et Roy faut que vous alliez là-bas les camoufler avec des broussailles. Une bonne couche, bien épaisse. Vous m’ferez ça après-demain.

— Et où tu seras, toi, pendant qu’on se fera les muscles à Citgo ?

— Dans la journée ? Je me préparerai pour le dîner à la Maison du Maire, espèce de balourd. Le dîner que donnera Thorin pour présenter ses hôtes du Grand Monde à la société chichiteuse de merde d’un tout petit, petit univers.

Jonas se roula une autre cigarette, les yeux fixés sur le Gai Luron plus que sur sa tâche, ne répandant pourtant pas le moindre brin de tabac.

— Un bain, un coup de rasoir, un coup de peigne pour désemmêler mes boucles de vieillard… je pourrais même aller jusqu’à me cirer la moustache, qu’est-ce que t’en dis, Clay ?

— Te foule surtout pas, Eldred.

Jonas éclata d’un rire si perçant qu’il fit grommeler Barkie dans son sommeil et changer de position à Pettie dans sa couche improvisée sur le bar.

— Si je comprends bien, moi et Roy, on est pas invités à ce raout.