— Oh que si, oh que si, chaleureusement conviés même, dit Jonas.
Il tendit à Reynolds la cigarette fraîchement roulée, se lançant dans la confection d’une autre pour lui.
— Je présenterai vos excuses. Vous n’aurez pas à rougir de moi, les gars, vous pouvez compter dessus. Ça sera à faire chialer les durs de durs.
— Comme ça, on pourra passer tranquillement la journée là-bas, dans la poussière et la puanteur à camoufler ces machins. Ta bonté te perdra, Jonas.
— Je m’en vas poser des questions aussi, dit Jonas rêveusement. Je me baladerai çà et là… sur mon trente et un, fleurant bon le laurier… et je poserai mes petites questions. J’ai connu des confrères qui entreprendraient un joyeux drille bien grassouillet pour lui tirer les vers du nez — un patron de saloon, un barman, le propriétaire d’une écurie de louage ou encore l’un de ces bonshommes joufflus qu’on trouve toujours à rôder autour de la prison ou du tribunal, les pouces dans les goussets de son gilet. Quant à moi, Clay, je trouve qu’une femme, y a pas mieux, et plus maigre elle est, meilleur c’est — une dont le nez pointe plus que les nibards. Je m’en chercherai une qui se peint pas les lèvres et qu’a les cheveux aplatis sur le crâne.
— T’as quelqu’un en tête ?
— Pour sûr. S’appelle Cordélia Delgado.
— Delgado ?
— Oui, tu connais, parce que en ville, tout le monde n’a que ce nom à la bouche, je crois bien. À cause de Susan Delgado, qui sera sous peu la gueuse de notre très estimé Maire. Cordélia est sa tantine. Écoute un peu ce trait de la nature humaine que j’ai appris à connaître : les gens sont davantage portés à se confier à quelqu’un comme elle, qui la leur joue discrète et tout et tout, qu’aux gais lurons du coin qui te paient un coup pour un oui pour un non. Et pour jouer la discrétion, la dame se pose un peu là. Je me faufilerai à côté d’elle pendant le dîner et lui ferai compliment du parfum que je serais fort étonné qu’elle porte, bons dieux. Et je veillerai à remplir son verre. Qu’est-ce que tu dis de mon plan ?
— Un plan pour quoi faire ? C’est ce que j’aimerais savoir.
— Pour la partie de Castels qu’on sera peut-être amenés à jouer, dit Jonas, dont la voix avait perdu sa légèreté de ton. On veut nous faire accroire que ces garçons-là ont été envoyés ici, plus en guise de punition que pour faire un vrai boulot. Ça semble plausible, en plus. J’ai connu des viveurs dans mon jeune temps, et ça paraît plausible, y a pas. D’ailleurs j’y crois chaque jour jusqu’à trois heures du matin, mais là un petit doute s’installe. Et tu sais quoi, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— J’ai raison de douter. Tout comme j’ai eu raison d’aller trouver avec Rimer le vieux Thorin pour le convaincre que la boule de cristal de Farson serait mieux chez la sorcière, vu les circonstances. Qu’elle la garderait en un endroit où aucun pistolero ne pourrait la trouver, partant, encore moins un fouinard de blanc-bec qu’a pas encore vu sa première chatte. On vit des temps étranges. Une tempête se prépare. Et quand on sait que le vent va faire rage, vaut mieux avoir son attirail bien arrimé.
Il regarda la cigarette qu’il venait de rouler. Il l’avait fait danser entre ses phalanges, comme Reynolds, précédemment. Jonas repoussa sa crinière en arrière, se coinçant la cigarette derrière l’oreille.
— J’ai pas envie de fumer, fit-il en se levant.
Il s’étira. Et son échine émit de petits craquements.
— J’suis fou de fumer de si bon matin. L’abus de cigarettes, ça empêche un vieux bonhomme comme moi de dormir.
Il s’avança vers l’escalier et, au passage, pinça la cuisse nue de Pettie, imitant Reynolds en cela aussi. Au pied des marches, il jeta un regard derrière lui.
— Je veux pas les tuer. La situation est déjà assez délicate comme ça. Même si je renifle un pet de travers à leur sujet, je lèverai pas le petit doigt contre eux, non, pas même le petit doigt. Mais… j’aimerais leur indiquer clairement leur place dans le grand agencement des choses.
— En leur tapant sur les doigts.
Le visage de Jonas s’éclaira.
— Oui, messire et partenaire, peut-être bien que j’aimerais ça, leur taper sur les doigts. Pour qu’ils réfléchissent à deux fois avant de venir se frotter aux Grands Chasseurs du Cercueil plus tard, quand ça aura de l’importance. Pour les faire prendre le large quand ils nous trouveront sur leur chemin. Si fait, messire, c’est là quelque chose qui mérite réflexion.
Il commença à gravir les marches, pouffant un peu ; sa claudication était assez prononcée — elle s’aggravait avec l’heure tardive. C’était là une boiterie que Cort, le vieil instructeur de Roland, n’aurait pas manqué de reconnaître ; Cort avait été témoin du coup qui l’avait causée. Le propre père de Cort l’avait asséné avec une massue en bois de fer, brisant la jambe d’Eldred Jonas sur l’aire jouxtant le Grand Hall de Gilead, avant de s’emparer de l’arme du garçon et de l’envoyer en exil et sans revolvers dans l’ouest.
Par la suite, l’homme que ce garçon était devenu s’était déniché une arme à feu, bien sûr ; les exilés en trouvaient toujours une, s’ils cherchaient suffisamment. Le fait que de telles armes ne puissent jamais rivaliser avec les gros revolvers à crosse de santal pouvait les hanter le reste de leur existence, mais ceux qui avaient besoin d’armes à feu pouvaient toujours en trouver, même dans ce monde-ci.
Reynolds guetta son départ, puis s’installa à sa place devant le bureau de Coraline Thorin, battit les cartes et continua la réussite que Jonas avait laissée en plan.
Dehors, le soleil se levait.
CHAPITRE 5
Bienvenue en ville
Deux soirs après leur arrivée dans la Baronnie de Mejis, Roland, Cuthbert et Alain poussèrent leurs montures sous une arche en adobe au-dessus de laquelle on pouvait lire ENTREZ EN PAIX. Au-delà se trouvait une cour pavée, éclairée par des torches. La résine dont on les avait enduites avait été traitée de telle sorte que chaque torche brillait d’une couleur différente : vert, rouge orangé ou encore un rose grésillant qui évoqua à Roland des feux de Bengale. Il entendait le son des guitares, un murmure de voix, des rires de femmes. L’air fleurait des odeurs qui lui rappelleraient Mejis pour toujours : sel marin, pétrole et essence de pin.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir assurer, marmonna Alain.
C’était un gros garçon à la tignasse blonde qui s’échappait de sous son chapeau de bouvier. Alain s’était bien débarbouillé — comme les deux autres — mais n’ayant rien d’un papillon mondain, même au mieux de sa forme, il avait l’air épouvanté. Cuthbert faisait moins piètre figure, mais Roland devinait que le vernis d’insouciance de son vieil ami était des plus superficiels. S’il fallait prendre la direction des opérations à un moment ou à un autre, cela lui incomberait.
— Tu t’en tireras très bien, dit-il à Alain. Simplement…
— Oh pour ça, il a fière allure, fit Cuthbert avec un rire nerveux, comme ils traversaient la cour.
Au-delà, se trouvait la Maison du Maire, une hacienda en adobe à plusieurs corps de bâtiments qui semblait répandre lumière et rires par chacune de ses fenêtres.
— … blanc comme un linge, laid comme un…
— La ferme, fit Roland d’un ton cassant.
Le sourire moqueur de Cuthbert disparut instantanément. Roland le constata, puis se retourna vers Alain.
— Contente-toi de ne rien boire d’alcoolisé. Tu sais ce qu’il faut dire sur ce chapitre. Souviens-toi aussi du reste de notre histoire. Souris. Sois aimable. Montre-toi le plus gracieux qu’il t’est possible de l’être en société. Rappelle-toi comme le Shérif s’est mis en quatre pour nous faire sentir qu’on était les bienvenus.