Son ventre, remarqua Roland, ne ballottait pas comme on s’y serait attendu ; il était plus ferme qu’il n’y paraissait. La même chose pouvait être vraie de son propriétaire.
— Rien d’extraordinaire, dit-il ! Y z’ont parcouru quelque huit cents kilomètres depuis le Monde de l’Intérieur, ce sont nos premiers visiteurs officiels de l’Affiliation depuis qu’un pistolero est passé par la Grand-Route il y a tout juste quatre ans, et malgré ça, le voilà-t’y pas qui vient nous dire qu’y z’ont rien d’extraordinaire ! Voulez-vous vous asseoir, les garçons ? J’peux vous offrir du graf, dont vous voudrez p’t-être point si tôt dans la journée — ou même point du tout, étant donné votre âge (et si vous voulez bien m’excuser de faire état si crûment d’vot’ jeunesse, car la jeunesse n’est point chose dont on doive avoir honte, puisque on a tous été jeunes un jour ou l’aut’), mais j’ai aussi du thé blanc glacé, que je vous recommande cordialement, car c’est la femme de Dave qui l’fait et elle est passée maîtresse en matière de tout ce qu’est buvable.
Roland regarda Cuthbert et Alain, qui opinaient en souriant (tâchant de ne pas paraître complètement largués), avant de reporter son attention sur le Shérif Avery. Du thé blanc serait une bénédiction pour un gosier desséché, répondit-il.
L’un des adjoints partit en chercher ; des chaises firent leur apparition et furent alignées d’un côté du bureau du Shérif Avery. Puis on passa à l’ordre du jour.
— Nous savons aussi bien que vous-mêmes qui vous êtes et d’où vous v’nez, fit le Shérif Avery, s’installant sur sa chaise (qui émit une faible protestation sous la masse de son occupant, mais tint bon). J’entends l’Intérieur dans vos voix et plus important encore, je le lis sur vos visages. Néanmoins, ici à Hambry, on pratique les anciennes façons, tout campagnards et endormis qu’on est ; si fait, on maintient le cap en se souvenant du visage de nos pères autant que faire se peut. Donc, bien que je compte point vous détourner longtemps de vos devoirs, et si vous voulez bien me pardonner cette impertinence, j’aimerais jeter un œil sur tout papier ou document de passage que vous pourriez avoir apportés par hasard en ville avec vous.
Il se trouvait que, « par hasard », ils avaient apporté tous leurs papiers en ville avec eux ; Roland était sûr que le Shérif Avery savait pertinemment qu’ils le feraient. Il les parcourut plutôt lentement pour quelqu’un qui venait de promettre qu’il ne les détournerait pas longtemps de leurs devoirs, suivant d’un doigt grassouillet le contenu des feuillets soigneusement pliés (et d’une texture plus proche de l’étoffe que du papier, d’ailleurs) en remuant les lèvres. De temps à autre, son doigt repartait en arrière, chaque fois qu’il relisait une ligne. Les deux adjoints restés sur place se tenaient derrière lui, guignant prudemment par-dessus ses vastes épaules. Roland se demanda s’ils savaient lire.
William Dearborn, fils de meneur de chevaux.
Richard Stockworth, fils de propriétaire de ranch.
Arthur Heath, fils d’éleveur de bétail.
Chaque pièce d’identité était signée par un garant — James Reed (d’Hemphill) pour Dearborn, Piet Ravenhead (de Pennilton) pour Stockworth, Lucas Rivers (de Gilead), pour Heath. Tout était en ordre et leur signalement correspondait parfaitement. Les papiers leur furent rendus avec une profusion de remerciements. Roland tendit ensuite à Avery une lettre qu’il tira avec moult précautions de son portefeuille. Avery la mania avec le même soin, et ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le sceau de franchise qu’elle portait au bas.
— Par mon âme, les garçons ! C’est un pistolero qui l’a écrite !
— Si fait, concéda Cuthbert, singeant la berlue.
Roland lui donna un violent coup de pied dans le tibia tout en gardant les yeux fixés avec respect sur Avery.
La lettre était d’un certain Steven Deschain de Gilead, pistolero (autant dire chevalier, gentilhomme, pacificateur et Baron… ce dernier titre n’ayant pratiquement plus aucune signification par les temps qui couraient, en dépit de toutes les rodomontades d’un John Farson) de la vingt-neuvième génération, descendant d’Arthur l’Aîné en ligne collatérale (en d’autres termes, le rejeton fort éloigné de l’une des nombreuses gueuses d’Arthur). Au Maire Hartwell Thorin, au Chancelier Kimba Rimer, et au Haut Shérif Herkimer Avery, il présentait ses salutations, recommandant à leur bienveillante attention les trois jeunes gens munis de ce document, autrement dit Messires Dearborn, Stockworth et Heath. L’Affiliation les avait chargés d’une mission spéciale : à savoir de dénombrer tout matériel et fourniture susceptible d’être d’une utilité quelconque à l’Affiliation en cas de besoin (le mot « guerre » omis du document rougeoyait entre les lignes). Steven Deschain, au nom de l’Affiliation des Baronnies, exhortait Messires Thorin, Rimer et Avery à fournir auxdits « compteurs », désignés par l’Affiliation, toute l’aide requise par leur service et à apporter un soin particulier au recensement de l’ensemble du bétail et des ressources en vivres ainsi que de tous les moyens de transport. Dearborn, Stockworth et Heath demeureraient à Mejis au moins trois mois, écrivait Deschain, et plus vraisemblablement, une année entière. Le document se terminait en invitant tous les officiels concernés à « nous écrire au sujet de ces jeunes gens et de leur conduite, et sur tous les points de détail que vous jugerez susceptibles de présenter un intérêt pour nous ». Et, priait-on : « ne lésinez pas en cette matière, si vous avez quelque affection à notre endroit ».
Dites-nous s’ils sont sages, autrement dit. Dites-nous s’ils ont bien retenu leur leçon.
L’adjoint au monocle revint pendant que le Haut Shérif prenait connaissance de cette lettre. Il portait sur un plateau quatre verres de thé blanc et s’inclina comme un majordome en le présentant. Roland murmura des remerciements et fit passer les verres à la ronde. Gardant le dernier pour lui, il le porta à ses lèvres et surprit le regard d’Alain posé sur lui : ses yeux bleus brillaient dans son visage par ailleurs impassible.
Alain agita légèrement son verre — pour y faire tinter la glace — et Roland lui répondit d’un mouvement de tête imperceptible. Il s’était attendu à ce que le thé provienne d’un pichet mis au frais près d’une source voisine, mais les verres contenaient de vrais glaçons. De la glace au plus chaud de l’été. Voilà qui était intéressant.
Et comme promis, le thé était délicieux.
Avery acheva sa lecture et rendit la lettre à Roland avec les égards dus à une sainte relique.
— Gardez-la précieusement sur vous, Will Dearborn — si fait, très précieusement !
— Oui, monsieur, fit-il en serrant lettre et papiers d’identité dans sa bourse.
Ses amis « Richard » et « Alain » firent de même avec les leurs.
— Ce thé blanc est excellent, monsieur, dit Alain. Je n’en ai jamais bu de meilleur.
— Si fait, fit Avery, sirotant son propre verre. C’est le miel qui fait toute la différence. Hein, Dave ?
L’adjoint au monocle, campé près du tableau d’affichage, sourit.
— Je crois, mais Judy n’aime pas en causer. Elle tient la recette de sa mère.
— Si fait, il faut nous rappeler aussi le visage de nos mères, pour sûr.
Le Shérif Avery parut bien sentimental tout à coup, mais Roland se doutait que le visage de sa mère était la dernière chose qu’il eût en tête en ce moment. Avery se tourna vers Alain et son sentimentalisme fit place à une surprenante perspicacité.
— Vous vous posez des questions sur la glace, Messire Stockworth.