Выбрать главу

Alain tressaillit.

— Eh bien, je…

— Vous vous attendiez point à trouver de tels agréments dans un trou perdu comme Hambry, j’en jurerais, dit Avery.

Et sous le ton railleur de surface, Roland perçut tout à fait autre chose.

Il ne nous aime pas. Et pas davantage nos « manières de la ville », comme il doit les qualifier à part lui. Il ne nous connaît pas depuis assez longtemps pour savoir en quoi elles consistent exactement, ni même si nous en avons, mais d’avance il est déterminé à ne pas les aimer. Il nous voit comme un trio de morveux arrogants prêts à les juger, lui et tous les autres comme une bande de rustres.

— Pas seulement à Hambry, répondit Alain paisiblement. Ces jours, la glace est une denrée aussi rare dans l’Arc Intérieur que partout ailleurs, Shérif Avery. Quand j’étais petit, on la réservait exceptionnellement pour les fêtes d’anniversaires et autres du même genre.

— Il y avait toujours de la glace le Jour de l’Embrasement, intervint Cuthbert avec un calme qui le caractérisait fort peu. À part le feu d’artifice, c’était ce qu’on préférait.

— Vous m’en direz tant, fit le Shérif Avery sur un ton stupéfait, très « j’en finirai jamais d’être étonné ». Avery n’aimait peut-être pas leur arrivée à l’improviste ni d’être obligé de leur consacrer « une foutue moitié de la matinée », pour reprendre probablement ses propres termes ; il n’aimait ni leurs vêtements, ni leurs papiers d’identité, ni leur accent, ni leur jeunesse. Leur jeunesse, surtout. Roland pouvait comprendre ça, tout en se demandant si c’était bien là tout. S’il y avait une autre anguille sous roche, quelle était-elle ?

— Y a un réfrigérateur et une cuisinière à gaz dans la Salle Municipale, expliqua Avery. Les deux fonctionnent. Y a du gaz naturel à foison là-bas à Citgo — le pétroléum à l’est de la ville. Vous êtes passés devant en v’nant, j’intuite.

Ils firent oui de la tête comme un seul homme.

— La cuisinière n’est plus qu’une curiosité, ces jours — elle sert de leçon d’histoire aux écoliers — mais le réfrigérateur rend bien des services, si fait…

Avery leva son verre et en examina le contenu par transparence.

— L’été, en particulier.

Il sirota une gorgée de thé, claqua des lèvres et sourit à Alain.

— Vous voyez ? Aucun mystère là-dessous.

— Je suis surpris que vous n’ayez pas trouvé à utiliser le pétrole, reprit Roland. Il n’y a pas de générateurs en ville, Shérif ?

— Si fait, trois ou quatre, répondit Avery. Le plus gros, y s’trouve au ranch Rocking B de Francis Lengyll et je me rappelle quand y marchait encore. C’est un HONDA. Ça vous dit quéqu’chose ce nom, les garçons ? HONDA ?

— Je l’ai vu une ou deux fois sur de vieilles bicyclettes à moteur, dit Roland.

— Si fait ? En tout cas, aucun générateur n’peut marcher avec le pétrole de Citgo. Il est trop épais. C’est rien que du goudron gluant. On a point de raffineries par ici.

— Je vois, dit Alain. Quoi qu’il en soit, de la glace en été, c’est un luxe. Peut importe comment elle a atterri dans ce verre.

Il fit glisser l’un des glaçons dans sa bouche et le croqua allègrement.

Avery le considéra encore un instant, pour bien s’assurer que le sujet était clos, puis reporta son attention sur Roland. Sa face grasse s’éclaira pour la énième fois d’un large sourire peu fiable.

— Le Maire Thorin m’a prié de vous transmettre ses meilleures salutations et ses regrets de point s’trouver ici aujourd’hui — notre Lord Maire est un homme très occupé, très occupé, pour sûr. Mais il a organisé un banquet qui se tiendra demain soir à la Maison du Maire — à sept heures pour le gros des invités, huit heures pour vous, mes jeunes amis… de façon à faire une rentrée remarquée, j’imagine, histoire d’ajouter un brin de spectaculaire, quoi. Et j’ai point besoin de préciser à des personnes telles que vous, qu’ont probablement assisté à plus de fêtes du même genre que j’ai dégusté de repas chauds, qu’il vaudrait mieux arriver pile à l’heure.

— Ce sera un dîner habillé ? demanda Cuthbert, mal à l’aise. Car nous avons fait une longue route, pas loin de quatre cents roues, et aucun de nous quatre n’a apporté dans ses bagages ni tenue ni écharpe de cérémonie.

Avery émit un petit gloussement — avec cette fois davantage de sincérité, songea Roland, parce qu’il avait senti peut-être que ledit « Arthur » venait de faire preuve d’un manque d’assurance et de prétention de bon aloi.

— Nenni, jeune maître, Thorin comprend que vous êtes venus remplir un boulot — très voisin de celui d’un cow-boy ! La porte à côté pour ainsi dire ! Gare qu’la prochaine fois, on vous mette pas à tirer les filets dans la baie !

Dans son coin, Dave — l’adjoint au monocle — barrit d’un fou rire inattendu. Sans doute le genre de plaisanterie qu’il fallait être du coin pour apprécier, songea Roland.

— Mettez vos plus beaux habits et ce sera parfait. Personne n’sera ceint d’une écharpe de toute façon — c’est point la mode à Hambry.

Une fois de plus, Roland fut frappé par le constant dénigrement de sa ville et de la Baronnie auquel se livrait en souriant l’individu… et que sous-tendait une rancœur tenace contre tout étranger.

— De toute façon, demain soir, vous aurez davantage matière à travailler qu’à vous divertir, j’imagine. Hart a invité tous les grands rancheros, éleveurs et propriétaires de troupeaux de cette partie de la Baronnie… non qu’y soient très nombreux, vous le comprenez bien, Mejis étant située aux confins du désert, désert qui commence à l’ouest de l’Aplomb. Mais tous ceux dont on vous a chargé de compter les biens et effets seront présents et j’pense qu’vous les trouv’rez loyaux à l’Affiliation, tout prêts à vous aider avec le plus grand zèle. Je veux parler de Francis Lengyll du Rocking B… de John Croyden du Piano Ranch… d’Henry Wertner, à la fois Maquignon en titre de la Baronnie et éleveur de chevaux en propre… d’Hash Renfew, propriétaire du Lazy Susan, le plus gros haras de Mejis (même si j’intuite que ses dimensions soient bien modestes à l’aune de ce à quoi vous êtes habitués, les amis)… et d’autres que je nommerai point. Rimer fera les présentations et facilitera vos affaires comme il faut.

Roland approuva du chef et se tourna vers Cuthbert.

— Il faudra te surpasser demain soir.

Cuthbert opina.

— Ne crains rien, Will, je retiendrai leur nom à tous.

Avery sirotait son thé, les épiant derrière son verre avec une expression espiègle d’une telle fausseté que Roland se sentait au supplice.

— La plupart d’entre eux ont des filles en âge d’se marier et elles les accompagneront. Faudra vous tenir sur vos gardes, les garçons.

Roland décida qu’il avait eu son content de thé et d’hypocrisie pour la matinée. Il acquiesça, vida son verre avec un sourire (espérant in petto qu’il paraissait plus authentique que celui d’Avery à ses propres yeux) et se leva. Cuthbert et Alain calquèrent leur conduite sur la sienne.

— Merci pour le thé et pour cet accueil, dit Roland. Veuillez transmettre ce message au Maire Thorin : nous le remercions de son amabilité et nous le verrons demain, à huit heures précises.

— Il en sera fait ainsi.

Roland se tourna alors vers Dave. Le digne homme, grandement surpris d’être pris en considération, eut un mouvement de recul et manqua se cogner la tête contre le tableau d’affichage.

— Veuillez remercier votre femme pour son thé. Une vraie merveille.

— J’y manquerai point. Grand merci, sai.

Ils regagnèrent l’extérieur, chaperonnés par le Haut Shérif Avery comme par un chien de berger obèse et bienveillant.

— Touchant l’endroit où vous prendrez vos quartiers…, commença-t-il, alors qu’ils descendaient les marches, puis rejoignaient le trottoir.

À peine en plein soleil, Avery se mit à suer d’abondance.

— Ma foi, j’ai oublié de vous poser la question, fit Roland, se frappant le front de la main. Nous avons établi notre campement au flanc de cette longue pente gazonnée, où se trouve une flopée de chevaux, je suis sûr que vous voyez où c’est…

— Si fait. L’Aplomb.

— … mais nous n’avons pas demandé la permission, car nous ne savions pas encore à qui nous adresser.

— Ça doit être sur les terres de John Croydon, j’suis sûr qu’il vous en voudra point ; mais on vous réserve mieux. Au nord-ouest d’ici, y a un ranch, le Bar K. Il appartenait à Garber et sa famille, mais y l’ont abandonné après un incendie et quitté le pays. C’est à présent la propriété de l’Association du Cavalier — qui regroupe des fermiers et des rancheros du coin. J’ai parlé de vous à Francis Lengyll, les amis — c’est le président de l’A.d.C. en exercice — et il m’a fait comme ça : « Y a qu’à les mettre dans le vieux ranch Garber, pourquoi pas ? »

— Oui, pourquoi pas ? tomba d’accord Cuthbert d’un ton doux et rêveur.

Roland lui lança un coup d’œil sévère, qui fut perdu, car Cuthbert contemplait le port, où les petits bateaux de pêche glissaient vivement en tous sens comme des puces d’eau.

— Si fait, exactement ce que j’lui ai répondu, « pourquoi pas, en effet ? ». La demeure a été réduite en cendres, mais le baraquement est toujours debout ; tout comme l’écurie et la cambuse juste à côté. Suivant les ordres du Maire Thorin, j’ai pris la liberté d’approvisionner le garde-manger, de faire balayer et rafraîchir un brin le baraquement. À l’occasion, vous verrez une bestiole ou deux, mais rien qui morde ou qui pique… et pas d’serpent, à moins qu’y en ait sous le plancher et s’il y en a, mieux vaut les y laisser, c’est ce que je dis toujours. Vous m’entendez, les garçons ? Mieux vaut les y laisser !

— Mieux vaut les laisser se la couler douce sous le plancher, approuva Cuthbert, sans quitter le port des yeux, les bras croisés sur la poitrine.

Avery lui lança un bref regard incertain, son sourire papillotant un tantinet aux commissures. Puis il se tourna vers Roland et son sourire retrouva son éclat habituel.

— Y a point de trou dans la toiture, mon gars, et si jamais il pleut, vous serez au sec. Qu’en pensez-vous ? Ça vous paraît convenir ?

— Mieux que ce que nous méritons. Vous vous êtes montré très efficace, je trouve, et le Maire Thorin est bien trop aimable.

Ce qu’il pensait vraiment. Le hic était : pourquoi ?

— Mais nous apprécions sa prévenance. N’est-ce pas, les amis ?

Cuthbert et Alain en convinrent énergiquement.

— Et nous acceptons avec reconnaissance.

Avery approuva de la tête.

— Je le lui dirai. Allez en paix, les garçons.

Ils avaient atteint la barre d’attache des chevaux. Avery distribua une nouvelle tournée de poignées de main, tout en détaillant leurs montures d’un œil perçant, cette fois.

— À demain soir, donc, messires ?

— À demain soir, confirma Roland.

— Vous s’rez capables de trouver le Bar K par vous-même, à votre avis ?

À nouveau, le mépris tacite et la condescendance inconsciente du bonhomme frappèrent Roland. Et c’était peut-être une bonne chose. Si le Haut Shérif les jugeait stupides, qui savait ce qui pourrait en résulter ?

— Nous trouverons, fit Cuthbert, montant en selle.

Avery examina d’un œil suspicieux le crâne de corneille qui ornait la selle de Cuthbert. Ce dernier surprit son manège mais, pour une fois, resta bouche cousue. Roland fut à la fois stupéfait et ravi de cette réserve inattendue.

— Au plaisir de vous revoir, Shérif.

— Vous aussi, mon garçon.

Il resta campé près de la barre d’attache, gros bonhomme en chemise kaki aux aisselles marquées par la sueur et aux bottes noires trop bien astiquées pour un shérif dans l’exercice de ses fonctions. Où est le cheval qui pourrait le porter sur son dos toute une journée à travers les grands espaces de pâturages ? songea Roland. J’aimerais bien voir la ligne de ce Cayuse-là.

Avery les salua de la main tandis qu’ils s’éloignaient. Ses adjoints, le dénommé Dave en tête, vinrent sur le trottoir. Eux aussi agitèrent la main.