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— Si fait, dit une voix timide dans leur dos.

Si Coraline, sa maigrichonne de belle-sœur, avait disparu, Olive Thorin était encore là et ne quittait pas des yeux les nouveaux venus, les mains jointes comme il sied, devant ce qui avait dû être autrefois sa taille. Elle les gratifiait toujours de son sourire affable.

— À vrai dire, Hart meurt d’impatience de vous rencontrer. Dois-je les conduire, Kimba, ou bien…

— Nenni, nenni, ne vous donnez point cette peine, avec tous les autres invités dont il vous faut vous occuper, fit Rimer.

— Je crois que vous avez raison.

Elle fit une dernière révérence à Roland et ses compagnons ; malgré son sourire persistant, et qui ne semblait absolument pas contrefait, Roland ne put s’empêcher de songer : quelque chose la rend malheureuse, malgré tout. La désespère même, dirais-je.

— Voulez-vous bien me suivre, Messires ? demanda Rimer, dont le sourire révélait des dents d’une grosseur déconcertante.

Passant devant le Shérif hilare, ils entrèrent à la suite de Rimer dans la salle de réception.

7

Roland ne fut pas, loin de là, écrasé par sa splendeur ; il avait connu, après tout, le Grand Hall de Gilead — le Hall aux Aïeux, comme on l’appelait parfois — et avait même assisté en cachette à la grande fête qu’on y donnait chaque année, ledit Bal de la Nuit de Pâques, qui marquait la fin de la Terre Vide et l’avènement des Semailles. Il y avait cinq lustres dans le Grand Hall au lieu d’un seul comme ici, éclairé par des ampoules électriques et non des lampes à pétrole. Les vêtements des convives (bon nombre étaient de jeunes hommes et femmes dont aucun travail n’avait jamais sali les mains de leurs vies, fait que John Farson ne se privait pas de rappeler à la moindre occasion) y étaient plus somptueux, la musique y était plus ample et plus sonore, et la compagnie composée de lignées plus anciennes et plus nobles, et de plus en plus apparentées, au fur et à mesure qu’elles remontaient à Arthur l’Aîné, le héros au cheval blanc et à l’épée unificatrice.

Il régnait cependant une certaine animation en ce lieu-ci et on y trouvait une vigueur qui faisait cruellement défaut à Gilead, et pas seulement lors de la Nuit de Pâques. Mais ce que Roland ressentit en pénétrant dans la salle de réception de la Maison du Maire n’était pas de nature, se fit-il la réflexion, à le regretter vraiment une fois dissipé ; car cela s’évaporait en douceur et de façon indolore, comme le sang d’une veine coupée dans un bain d’eau chaude.

La pièce circulaire — à laquelle il manquait de la grandeur pour qu’on la qualifie de Hall — était lambrissée et décorée de tableaux (des croûtes, en majeure partie), portraiturant les anciens Maires. Sur une estrade, à droite des portes menant à la salle à manger, quatre guitaristes au large sourire, en vestes tati et sombreros, jouaient un semblant de valse, légèrement pimenté. Au centre, deux bols à punch en cristal taillé étaient posés sur une table, l’un énorme et magnifique, l’autre plus petit et plus simple. Le préposé à la délicate opération du transvasement était l’un des autres adjoints d’Avery, en veste blanche.

Contrairement à ce que leur avait affirmé le Haut Shérif la veille, plusieurs hommes étaient ceints d’écharpes de diverses couleurs, mais Roland ne se sentit pas trop déplacé dans sa chemise de soie blanche, sa cravate-lacet noire et son pantalon habillé tuyau de poêle. Pour chaque individu ceint d’une écharpe, trois arboraient le genre de redingote démodée qu’il associait aux maquignons endimanchés. Roland en voyait aussi beaucoup d’autres (des jeunes, en majeure partie) qui n’étaient pas en habit du tout. Certaines femmes arboraient des bijoux (quoique aucun d’aussi précieux que les boucles d’oreilles en sourdfeux de Sai Thorin) et quelques-unes donnaient le sentiment d’avoir sauté de nombreux repas ; Roland reconnut les vêtements qu’elles portaient : robes longues à col rond d’où dépassaient le plus souvent les volants de dentelle de leurs jupons de couleur, chaussures noires à talons bas et résilles (la plupart diamantées, comme celles d’Olive et de Coraline Thorin).

Puis il en vit une dont la différence éclipsait toutes les autres.

C’était Susan Delgado, bien entendu, tout chatoiement dehors et presque trop belle à regarder dans une robe de soie bleue à taille haute dont le corsage à décolleté carré découvrait la naissance des seins. Elle avait autour du cou un pendentif de saphir auprès duquel les boucles d’oreilles d’Olive faisaient toc. Elle se tenait près d’un homme ceint d’une écharpe couleur charbon chauffé à blanc. Ce rouge orangé profond étant la couleur de la Baronnie, Roland supposa que l’homme en question n’était autre que leur hôte, mais sur le coup le regarda à peine. Ses yeux étaient captivés par Susan Delgado, sa robe bleue, sa peau bronzée, les deux triangles colorés, mais d’une nuance trop parfaite pour être dus au maquillage, posés sur ses joues, et enfin sa chevelure, dénouée ce soir, qui lui tombait à la taille en une soyeuse cascade d’or pâle. Il la désira, soudainement et pleinement, avec une profondeur de sentiment si désespérée qu’elle en paraissait maladive. Tout ce qu’il était et tout ce pour quoi il était venu ici lui parut accessoire, comparé à elle.

Se détournant un peu, elle l’aperçut alors. Ses yeux (ils étaient gris, découvrit-il) s’agrandirent à peine. Ses joues se colorèrent légèrement, crut-il distinguer. Et elle entrouvrit les lèvres — ces lèvres qui s’étaient posées sur les siennes dans l’obscurité de la route, songeait-il, émerveillé. Puis le voisin de Thorin (grand et maigre comme lui, un moustachu aux longs cheveux blancs qui balayaient les épaules de son habit noir) dit quelque chose et Susan se tourna vers lui. Un instant plus tard, le petit groupe qui entourait Thorin riait à gorge déployée, Susan comprise. L’homme à cheveux blancs ne les imita pas, se bornant à un fin sourire.

Roland, espérant que son expression ne trahirait pas le fait que son cœur battait la chamade, fut dirigé vers ce groupe, qui se tenait près des bols de punch. Il sentait vaguement la confédération des doigts osseux de Rimer l’agrippant au-dessus du coude et un peu plus distinctement le mélange de plusieurs parfums, à quoi venaient s’ajouter l’odeur du pétrole des lampes et celle de l’océan. Et soudain, sans raison, il se surprit à penser : Oh, mes dieux, je meurs. Je suis en train de mourir.

Ressaisis-toi, Roland de Gilead. Cesse de délirer, au nom de ton père. Du cran !

Il s’y essaya… y parvint jusqu’à un certain point… tout en sachant qu’il serait perdu sans rémission, la prochaine fois qu’elle poserait les yeux sur lui. C’étaient ses yeux, les responsables. L’autre nuit, dans le noir, il n’avait pas distingué ces yeux couleur de brouillard. Je ne connaissais pas ma chance, songea-t-il en grimaçant.

— Thorin, notre Maire ? demanda Rimer. Puis-je vous présenter nos hôtes des Baronnies Intérieures ?

Thorin, dont le visage s’éclaira, se détourna de l’homme à cheveux blancs et de la femme qui se tenait près de lui. Moins grand que son Chancelier, il était aussi frêle que lui et bâti de bizarre façon : le haut du corps, court et étroit d’épaules, était posé sur des jambes d’une maigreur et d’une longueur inconcevables. Il faisait penser, se dit Roland, à cette espèce d’oiseau que l’on entrevoit à l’aube piquer une tête dans les marais pour y pêcher son petit déjeuner.

— Si fait, et comment ! s’écria-t-il d’une voix forte et aiguë. Nous attendions ce moment avec impatience, je dirais même plus, avec grande impatience. Quelle heureuse, fort heureuse rencontre ! Bienvenue, messires ! Puissiez-vous passer la plus heureuse des soirées dans cette demeure dont je ne suis que l’éphémère propriétaire. Puissent vos jours être longs sur la terre !