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— Environ une fois par mois, pour lui porter son argent. Je suppose qu’on a appris que je lui passais de quoi vivre ?

— Vous avez donc aperçu ce morceau de tuyau sur son bureau ?

Il hésita, comprenant que la réponse à cette question était capitale, et aussi qu’il lui fallait prendre une décision rapide.

— Je crois que oui.

— C’est le seul indice matériel qu’on possède dans cette affaire. Jusqu’ici, on ne paraît pas en avoir compris toute la signification.

Il s’asseyait, tirait sa pipe de sa poche et la bourrait. Vernoux restait debout, les traits tirés comme par un violent mal de tête.

— Vous avez un instant à me consacrer ?

Sans attendre la réponse, il enchaînait :

— On a affirmé que trois crimes étaient plus ou moins identiques sans remarquer que le premier est, en fait, complètement différent des autres. La veuve Gibon, comme Gobillard, ont été tués de sang-froid, avec préméditation. L’homme qui a sonné à la porte de l’ancienne sage-femme venait là pour tuer et l’a fait sans attendre, dans le corridor. Sur le seuil, il avait déjà son arme à la main. Quand, deux jours plus tard, il a attaqué Gobillard, il ne visait peut-être pas celui-ci en particulier, mais il était dehors pour tuer. Vous comprenez ce que je veux dire ?

Vernoux, en tout cas, faisait un effort, presque douloureux, pour deviner où Maigret essayait d’en arriver.

— L’affaire Courçon est différente. En entrant chez lui, le meurtrier n’avait pas d’armes. Nous pouvons en déduire qu’il ne venait pas avec des intentions homicides. Quelque chose s’est produit, qui l’a poussé à son geste. Peut-être l’attitude de Courçon, souvent provocante, peut-être même, de sa part, un geste menaçant ?

Maigret s’interrompit pour frotter une allumette et tirer sur sa pipe.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— De quoi ?

— De mon raisonnement.

— Je croyais cette histoire terminée.

— Même à supposer qu’elle le soit, j’essaie de comprendre.

— Un fou ne doit pas s’embarrasser de ces considérations.

— Et s’il ne s’agissait pas d’un fou, en tout cas pas d’un fou dans le sens que l’on donne d’habitude à ce mot ? Suivez-moi encore un instant. Quelqu’un se rend chez Robert de Courçon, le soir, sans se cacher, puisqu’il n’a pas encore de mauvaises intentions, et, pour des raisons que nous ignorons, est amené à le tuer. Il ne laisse aucune trace derrière lui, emporte l’arme, ce qui indique qu’il ne veut pas se laisser prendre.

» Il s’agit donc d’un homme qui connaît la victime, qui a l’habitude d’aller la voir à cette heure-là.

» C’est fatalement dans cette direction que la police cherchera.

» Et il y a toutes les chances pour qu’elle arrive au coupable.

Vernoux le regardait avec l’air de réfléchir, de peser le pour et le contre.

— Supposons maintenant qu’un autre crime soit commis, à l’autre bout de la ville, sur une personne qui n’a rien à voir avec l’assassin ni avec Courçon. Que va-t-il arriver ?

L’homme ne réprima pas tout à fait un sourire. Maigret poursuivit : — On ne cherchera plus nécessairement parmi les relations de la première victime. L’idée qui viendra à l’esprit de chacun est qu’il s’agit d’un fou.

Il prit un temps.

— C’est ce qui s’est produit. Et l’assassin, par surcroît de précaution, pour consolider cette hypothèse de folie, a commis un troisième crime, dans la rue, cette fois, sur la personne du premier ivrogne venu. Le juge, le procureur, la police s’y sont laissé prendre.

— Vous pas ?

— Je n’ai pas été le seul à ne pas y croire. Il arrive que l’opinion publique se trompe. Souvent aussi, elle a le même genre d’intuition que les femmes et les enfants.

— Vous voulez dire qu’elle a désigné mon fils ?

— Elle a désigné cette maison.

Il se leva, sans insister, se dirigea vers une table Louis XIII qui servait de bureau et sur laquelle du papier à lettre était posé sur un sous-main. Il en prit une feuille, tira un papier de sa poche.

— Arsène a écrit, laissa-t-il tomber négligemment.

— Mon maître d’hôtel ?

Vernoux se rapprocha vivement et Maigret remarqua que, malgré sa corpulence, il avait la légèreté fréquente à certains gros hommes.

— Il a envie d’être questionné. Mais il n’ose pas se présenter de lui-même à la police ou au Palais de Justice.

— Arsène ne sait rien.

— C’est possible, encore que sa chambre donne sur la rue.

— Vous lui avez parlé ?

— Pas encore. Je me demande s’il vous en veut de ne pas lui payer ses gages et de lui avoir emprunté de l’argent.

— Vous savez cela aussi ?

— Vous n’avez rien à me dire, vous, Monsieur Vernoux ?

— Qu’est-ce que je vous dirais ? Mon fils…

— Ne parlons pas de votre fils. Je suppose que vous n’avez jamais été heureux ?

Il ne répondit pas, fixa le tapis à ramages sombres.

— Tant que vous aviez de l’argent, les satisfactions de vanité ont pu vous suffire. Après tout, vous étiez le riche-homme de l’endroit.

— Ce sont des questions personnelles qu’il me déplaît d’aborder.

— Vous avez perdu beaucoup d’argent, ces dernières années ?

Maigret prit un ton plus léger, comme si ce qu’il disait n’avait pas d’importance.

— Contrairement à ce que vous pensez, l’enquête n’est pas finie et l’instruction reste ouverte. Jusqu’ici, pour des raisons qui ne me regardent pas, les recherches n’ont pas été conduites selon les règles. On ne pourra pas s’empêcher plus longtemps d’interroger vos domestiques. On voudra aussi mettre le nez dans vos affaires, examiner vos relevés de banque. On apprendra, ce que tout le monde soupçonne, que, depuis des années, vous luttez en vain pour sauver les restes de votre fortune. Derrière la façade il n’y a plus rien, qu’un homme traité sans ménagements par sa famille elle-même, depuis qu’il n’est plus capable de faire de l’argent.

Hubert Vernoux ouvrit la bouche. Maigret ne le laissa pas parler.

— On fera aussi appel à des psychiatres.

Il vit son interlocuteur relever la tête d’un geste brusque.

— J’ignore quelle sera leur opinion. Je ne suis pas ici à titre officiel. Je repars pour Paris ce soir et mon ami Chabot garde la responsabilité de l’instruction.

» Je vous ai dit tout à l’heure que le premier crime n’était pas nécessairement l’œuvre d’un fou. J’ai ajouté que les deux autres avaient été commis dans un but précis, à la suite d’un raisonnement assez diabolique.

» Or, cela ne me surprendrait pas que les psychiatres prennent ce raisonnement-là comme un indice de folie, d’une sorte de folie particulière, et plus courante qu’on ne croit, qu’ils appellent paranoïa.