— Toi qui l’as vu, devine ce que faisait son père.
— Pas la moindre idée ! Comment veux-tu ?…
— Marchand de bestiaux. Le grand-père était valet de ferme. Le père Vernoux rachetait le bétail dans la région, et l’acheminait vers Paris, par troupeaux entiers, le long des routes. Il a gagné beaucoup d’argent. C’était une brute, toujours à moitié ivre, et il est d’ailleurs mort du delirium tremens. Son fils…
— Hubert ? Celui du train ?
— Oui. On l’a envoyé au collège. Je crois qu’il a fait un an d’université. Dans les dernières années de sa vie, le père s’était mis à acheter des fermes et des terres en même temps que des bêtes et c’est ce métier-là qu’Hubert a continué.
— En somme, c’est un marchand de biens.
— Oui. Il a ses bureaux près de la gare, la grosse maison en pierre de taille, c’est là qu’il habitait avant de se marier.
— Il a épousé une fille de château ?
— D’une façon, oui. Mais pas tout à fait non plus. C’était une Courçon. Cela t’intéresse ?
— Bien sûr !
— Cela te donnera une idée plus juste de la ville. Les Courçon s’appelaient en réalité Courçon-Lagrange. À l’origine, ce n’étaient même que des Lagrange, qui ont ajouté Courçon à leur nom quand ils ont racheté le château de Courçon. Cela se passait il y a trois ou quatre générations. Je ne sais plus ce que le fondateur de la dynastie vendait. Sans doute des bestiaux, lui aussi, ou de la ferraille. Mais c’était oublié à l’époque où Hubert Vernoux est entré en scène. Les enfants et les petits-enfants ne travaillaient plus. Robert de Courçon, celui qui a été assassiné, était admis par l’aristocratie et il était l’homme le plus calé de la contrée en matière de blasons. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Il avait deux sœurs, Isabelle et Lucile. Isabelle a épousé Vernoux qui, du coup, a signé Vernoux de Courçon. Tu m’as suivi ?
— Ce n’est pas trop difficile ! Je suppose qu’au moment de ce mariage-là les Courçon avaient redescendu la pente et se trouvaient sans argent ?
— À peu près. Il leur restait un château hypothéqué dans la forêt de Mervent et l’hôtel particulier de la rue Rabelais qui est la plus belle demeure de la ville et qu’on a maintes fois voulu classer comme monument historique. Tu la verras.
— Hubert Vernoux est toujours marchand de biens ?
— Il a de grosses charges. Émilie, la sœur aînée de sa femme, vit avec eux. Son fils, Alain, le docteur, que tu viens de rencontrer, refuse de pratiquer et se livre à des recherches qui ne rapportent rien.
— Marié ?
— Il a épousé une demoiselle de Cadeuil, de la vraie noblesse, celle-ci, qui lui a déjà donné trois enfants. Le plus jeune a huit mois.
— Ils vivent avec le père ?
— La maison est suffisamment grande, tu t’en rendras compte. Ce n’est pas tout. En plus d’Alain, Hubert a une fille, Adeline, qui a épousé un certain Paillet, rencontré pendant des vacances à Royan. Ce qu’il fait dans la vie, je l’ignore, mais je crois savoir que c’est Hubert Vernoux qui subvient à leurs besoins. Ils vivent le plus souvent à Paris. De temps en temps, ils apparaissent pour quelques jours ou quelques semaines et je suppose que cela signifie qu’ils sont à sec. Tu comprends maintenant ?
— Qu’est-ce que je dois comprendre ?
Chabot eut un sourire morose qui, pour un instant, rappela à Maigret son camarade d’antan.
— C’est vrai. Je te parle comme si tu étais d’ici. Tu as vu Vernoux. Il est plus hobereau que tous les hobereaux de la contrée. Quant à sa femme et la sœur de sa femme, elles semblent lutter d’ingéniosité pour se rendre odieuses au commun des mortels. Tout cela constitue un clan.
— Et ce clan ne fréquente qu’un petit nombre de gens.
Chabot rougit pour la seconde fois ce soir-là.
— Fatalement, murmura-t-il, un peu comme un coupable.
— De sorte que les Vernoux, les Courçon et leurs amis deviennent, dans la ville, un monde à part.
— Tu as deviné. De par ma situation, je suis obligé de les voir. Et, au fond, ils ne sont pas aussi odieux qu’ils paraissent. Hubert Vernoux, par exemple, est en réalité, je le jurerais, un homme accablé de soucis. Il a été très riche. Il l’est moins et je me demande même s’il l’est encore, car, depuis que la plupart des fermiers sont devenus propriétaires, le commerce de la terre n’est plus ce qu’il était, Hubert est écrasé de charges, se doit d’entretenir tous les siens. Quant à Alain, que je connais mieux, c’est un garçon hanté par une idée fixe.
— Laquelle ?
— Il est préférable que tu le saches. Tu sauras du même coup pourquoi, tout à l’heure, dans la rue, lui et moi avons échangé un regard inquiet. Je t’ai dit que le père d’Hubert Vernoux est mort du delirium tremens. Du côté de la mère, c’est-à-dire des Courçon, les antécédents ne sont pas meilleurs. Le vieux Courçon s’est suicidé dans des circonstances assez mystérieuses que l’on a tenues secrètes. Hubert avait un frère, Basile, dont on ne parle jamais, et qui s’est tué à l’âge de dix-sept ans. Il paraît que, si loin qu’on remonte, on trouve des fous ou des excentriques dans la famille.
Maigret écoutait en fumant sa pipe à bouffées paresseuses, trempant parfois les lèvres dans son verre.
— C’est la raison pour laquelle Alain a étudié la médecine et est entré comme interne à Sainte-Anne. On prétend, et c’est plausible, que la plupart des médecins se spécialisent dans les maladies dont ils se croient menacés.
» Alain est hanté par l’idée qu’il appartient à une famille de fous. D’après lui, Lucile, sa tante, est à moitié folle. Il ne me l’a pas dit, mais je suis persuadé qu’il épie, non seulement son père et sa mère, mais ses propres enfants.
— Cela se sait dans le pays ?
— Certains en parlent. Dans les petites villes, on parle toujours beaucoup, et avec méfiance, des gens qui ne vivent pas tout à fait comme les autres.
— On en a parlé particulièrement après le premier crime ?
Chabot n’hésita qu’une seconde, fit oui de la tête.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on savait, ou qu’on croyait savoir, qu’Hubert Vernoux et son beau-frère Courçon ne s’entendaient pas. Peut-être aussi parce qu’ils habitaient juste en face l’un de l’autre.
— Ils se voyaient ?
Chabot eut un petit rire du bout des dents.
— Je me demande ce que tu vas penser de nous. Il ne me semble pas qu’à Paris de pareilles situations puissent exister.
Le juge d’instruction avait honte, en somme, d’un milieu qui était un peu le sien, puisqu’il y vivait d’un bout de l’année à l’autre.
— Je t’ai dit que les Courçon étaient ruinés quand Isabelle a épousé Hubert Vernoux. C’est Hubert qui a fait une pension à son beau-frère Robert. Et Robert ne le lui a jamais pardonné. Quand il parlait de lui, il disait avec ironie : » — Mon beau-frère le millionnaire.
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