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» — Je vais le demander au Riche-Homme.

» Il ne mettait pas les pieds dans la grande maison de la rue Rabelais dont, par ses fenêtres, il pouvait suivre toutes les allées et venues. Il habitait, en face, une maison plus petite, mais décente, où une femme de ménage venait chaque matin. Il cirait ses bottes et préparait ses repas lui-même, mettait de l’ostentation à faire son marché, vêtu comme un châtelain en tournée sur ses terres, et semblait porter comme un trophée des bottes de poireaux ou d’asperges. Il devait s’imaginer qu’il mettait Hubert en rage.

— Hubert enrageait-il ?

— Je ne sais pas. C’est possible. Il ne continuait pas moins à l’entretenir. Plusieurs fois, on les a vus, quand ils se rencontraient dans la rue, échanger des propos aigres-doux. Un détail qui ne s’invente pas : Robert de Courçon ne fermait jamais les rideaux de ses fenêtres, de sorte que la famille d’en face le voyait vivre toute la journée. Certains prétendent qu’il lui arrivait de leur tirer la langue.

» De là à prétendre que Vernoux s’était débarrassé de lui, ou l’avait assommé dans un moment de colère…

— On l’a prétendu ?

— Oui.

— Tu y as pensé aussi ?

— Professionnellement, je ne repousse a priori aucune hypothèse.

Maigret ne put s’empêcher de sourire de cette phrase pompeuse.

— Tu as interrogé Vernoux ?

— Je ne l’ai pas convoqué à mon bureau, si c’est cela que tu veux dire. Il n’y avait quand même pas assez d’éléments pour suspecter un homme comme lui.

Il avait dit :

« Un homme comme lui. »

Et il se rendait compte qu’il se trahissait, que c’était se reconnaître comme faisant plus ou moins partie du clan. Cette soirée-là, cette visite de Maigret devaient être pour lui un supplice. Ce n’était pas un plaisir pour le commissaire non plus, encore qu’il n’eût plus à présent la même envie de repartir.

— Je l’ai rencontré dans la rue, comme chaque matin, et lui ai posé quelques questions, sans en avoir l’air.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Qu’il n’avait pas quitté son appartement ce soir-là.

— À quelle heure le crime a-t-il été commis ?

— Le premier ? À peu près comme aujourd’hui, aux alentours de dix heures du soir.

— Que font-ils, chez les Vernoux, à ce moment-là ?

— En dehors du bridge du samedi, qui les réunit tous au salon, chacun vit sa vie sans s’occuper des autres.

— Vernoux ne dort pas dans la même chambre que sa femme ?

— Il trouverait cela petit-bourgeois. Chacun a son appartement, à des étages différents. Isabelle est au premier, Hubert dans l’aile du rez-de-chaussée qui donne sur la cour. Le ménage d’Alain occupe le second étage, et la tante, Lucile, deux chambres au troisième, qui sont mansardées. Quand la fille et son mari sont là…

— Ils y sont à présent ?

— Non. On les attend dans quelques jours.

— Combien de domestiques ?

— Un ménage, qui est avec eux depuis vingt ou trente ans, plus deux bonnes assez jeunes.

— Qui couchent où ?

— Dans l’autre aile du rez-de-chaussée. Tu verras la maison. C’est presque un château.

— Avec une issue par-derrière ?

— Il y a une porte, dans le mur de la cour, qui donne sur une impasse.

— De sorte que n’importe qui peut entrer ou sortir sans être vu !

— Probablement.

— Tu n’as pas vérifié ?

Chabot était au supplice et, parce qu’il se sentait en faute, il éleva la voix, presque furieux contre son ami.

— Tu parles comme certaines gens du peuple le font ici. Si j’étais allé interroger les domestiques, alors que je n’avais aucune preuve, pas la moindre indication, la ville entière aurait été persuadée qu’Hubert Vernoux ou son fils était coupable.

— Son fils ?

— Lui aussi, parfaitement ! Car, du moment qu’il ne travaille pas et qu’il s’occupe de psychiatrie, il y en a pour le considérer comme fou. Il ne fréquente pas les deux cafés de l’endroit, ne joue ni au billard ni à la belote, ne court pas après les filles et il lui arrive, dans la rue, de s’arrêter brusquement pour regarder quelqu’un avec des yeux grossis par les verres de ses lunettes. On les déteste assez pour que…

— Tu les défends ?

— Non. Je veux garder mon sang-froid et, dans une sous-préfecture, ce n’est pas toujours facile. J’essaie d’être juste. Moi aussi, j’ai pensé que le premier crime était peut-être une affaire de famille. J’ai étudié la question sous tous ses aspects. Le fait qu’il n’y ait pas eu vol, que Robert de Courçon n’ait pas tenté de se défendre, m’a troublé. Et j’aurais sans doute pris certaines dispositions si…

— Un instant. Tu n’as pas demandé à la police de suivre Hubert Vernoux et son fils ?

— À Paris, c’est praticable. Pas ici. Tout le monde connaît nos quatre malheureux agents de police. Quant aux inspecteurs de Poitiers, ils étaient repérés avant d’être descendus de voiture ! Il est rare qu’il y ait plus de dix personnes à la fois dans la rue. Tu veux, dans ces conditions-là, suivre quelqu’un sans qu’il s’en doute ?

Il se calma soudain.

— Excuse-moi. Je parle si fort que je vais éveiller ma mère. C’est que je voudrais te faire comprendre ma position. Jusqu’à preuve du contraire, les Vernoux sont innocents. Je jurerais qu’ils le sont. Le second crime, deux jours après le premier, en a été presque la preuve. Hubert Vernoux pouvait être amené à tuer son beau-frère, à le frapper dans un moment de colère. Il n’avait aucune raison de se rendre au bout de la rue des Loges pour assassiner la veuve Gibon qu’il ne connaît probablement pas.

— Qui est-ce ?

— Une ancienne sage-femme dont le mari, mort depuis longtemps, était agent de police. Elle vivait seule, à moitié impotente, dans une maison de trois pièces.

» Non seulement il y a eu la vieille Gibon, mais, ce soir, Gobillard. Celui-ci, les Vernoux le connaissaient, comme tout Fontenay le connaissait. Dans chaque ville de France, il existe au moins un ivrogne de son espèce qui devient une sorte de personnage populaire.

» Si tu peux me citer une seule raison pour tuer un bonhomme de cette espèce…

— Suppose qu’il ait vu quelque chose ?

— Et la veuve Gibon, qui ne sortait plus de chez elle ? Elle aurait vu quelque chose aussi ? Elle serait venue rue Rabelais, passé dix heures du soir, pour assister au crime à travers les vitres ? Non, vois-tu. Je connais les méthodes d’investigations criminelles. Je n’ai pas assisté au congrès de Bordeaux et je retarde peut-être sur les dernières découvertes scientifiques, mais j’ai l’impression de savoir mon métier et de l’exercer en conscience. Les trois victimes appartiennent à des milieux complètement différents et n’avaient aucun rapport entre elles. Toutes les trois ont été tuées de la même façon, et, d’après les blessures, on peut conclure avec la même arme, et toutes les trois ont été attaquées en face, ce qui suppose qu’elles étaient sans méfiance. S’il s’agit d’un fou, ce n’est pas un fou gesticulant ou à moitié enragé dont chacun se serait écarté. C’est donc ce que j’appellerais un fou lucide, qui suit une ligne de conduite déterminée et est assez avisé pour prendre ses précautions.