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— C’était en juin ?

— Fin juin, oui. Le 28 juin, je m’en souviendrai toujours. Il m’a fait dire de monter dans son bureau. La secrétaire était là et il ne l’a pas fait sortir. Je n’étais pas inquiet car il ne me venait pas à l’esprit que mes tricheries avaient été découvertes.

— Il vous a fait asseoir.

— Oui. Comment le savez-vous ?

— La Sauterelle, je veux dire Anne-Marie, m’a raconté la scène. Après quelques minutes, elle était aussi gênée que vous.

— Et moi j’étais gêné d’être pour ainsi dire piétiné devant une femme. Il a trouvé les mots les plus méprisants, les plus blessants. J’aurais préféré de loin qu’il me remette entre les mains de la police.

« On aurait dit qu’il y prenait plaisir. Chaque fois que je croyais que c’était fini, il reprenait de plus belle. Vous savez ce qu’il me reprochait le plus ? De n’avoir subtilisé que de petites sommes.

« Il prétendait qu’il aurait respecté un vrai voleur, mais pas un petit tripatouilleur sans envergure. »

Il se tut un instant pour reprendre son souffle, car il venait de parler avec une certaine véhémence et son visage était devenu cramoisi. Il but encore une gorgée. Maigret fit comme lui.

— Quand il m’a ordonné de m’approcher de lui, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait faire mais j’avais quand même peur. La gifle est arrivée de plein fouet et la trace des doigts a dû rester un bon moment imprimée sur ma joue.

« On ne m’avait jamais giflé. Même quand j’étais gosse, mes parents ne me frappaient pas. Je suis resté là, oscillant, sans réaction, et il m’a lancé quelque chose comme :

« — Et maintenant, disparaissez...

« Je ne sais plus si c’est à ce moment-là ou un peu avant qu’il m’a annoncé qu’il ne me donnerait pas de certificat et qu’il verrait à m’empêcher de trouver une place décente. »

— Il était humilié, lui aussi, murmura Maigret très doucement.

Pigou se tourna vivement vers lui, si surpris qu’il en gardait la bouche ouverte.

— Il vous a d’ailleurs dit qu’on ne se moquait pas de lui impunément.

— C’est vrai. Je n’ai pas compris que c’était la raison profonde de son attitude. Vous pensez qu’il était vexé ?

— Plus que vexé : il était un homme fort, un homme qui se considérait en tout cas comme fort et qui avait réussi dans tout ce qu’il entreprenait. N’oubliez pas qu’il a commencé par faire du porte à porte avec des encyclopédies.

« Pour lui, c’est à peine si vous existiez. Vous vivotiez vaguement dans une pièce du rez-de-chaussée où il ne mettait pratiquement jamais les pieds et c’était un peu comme une grâce qu’il vous faisait de vous garder. »

— C’est bien lui, oui.

— Lui aussi avait besoin de se rassurer et c’est pourquoi il s’attaquait à toutes les femmes qui l’approchaient.

Gilbert Pigou haussait les sourcils, soudain inquiet.

— Vous voulez dire qu’il était à plaindre ?

— Chacun de nous est plus ou moins à plaindre. J’essaie de comprendre. Je n’ambitionne pas de fixer les responsabilités de chacun. Vous avez quitté le quai de Charenton. Où êtes-vous allé d’abord ?

— Il était onze heures du matin. Je n’étais jamais dehors à cette heure-là. Il faisait très chaud. J’ai marché à l’ombre des platanes le long des entrepôts de Bercy, je suis entré dans un bistrot, près du pont d’Austerlitz, et j’ai bu deux ou trois cognacs, je ne sais plus.

— Vous avez déjeuné avec votre femme ?

— Il y avait longtemps qu’elle ne venait plus me retrouver à midi. J’ai beaucoup marché, beaucoup bu, et je suis entré à un moment donné dans un cinéma où il faisait un peu plus frais que dehors, car j’avais la chemise collée au corps. Souvenez-vous. Le mois de juin a été torride.

On avait l’impression qu’il ne voulait omettre aucun détail. Il avait besoin de s’expliquer et, puisqu’on le lui permettait, puisqu’on l’écoutait avec un intérêt évident, il s’efforçait de ne rien laisser dans l’ombre.

— Le soir, votre femme ne s’est pas aperçue que vous aviez bu ?

— Je lui ai dit que le personnel m’avait offert l’apéritif parce que je venais de monter en grade et de passer avenue de l’Opéra.

Maigret ne souriait pas de cette naïveté et, au contraire, son visage était grave.

— Comment avez-vous fait pour être en mesure, le surlendemain, de remettre à votre femme l’argent du mois ?

— Je n’avais pas d’économies. Elle me donnait tout juste quarante francs par mois pour mes cigarettes et mon métro. Il fallait que je trouve quelque chose. J’y ai pensé presque toute la nuit. En partant, je lui ai annoncé que je ne rentrerais pas dîner parce que je passerais une partie de la soirée à arranger mon nouveau bureau.

« La veille, je n’avais pas pensé à rendre la clé du coffre. Il devait contenir une somme plus importante que les autres jours car le lendemain était le jour de paie.

« Au cours des années, il m’est arrivé quelquefois de revenir au bureau, le soir, pour un travail urgent. J’emportais la clé de la porte d’entrée.

« Une fois, je l’ai oubliée. J’ai fait le tour du bâtiment, me souvenant que la porte de derrière, voilée, fermait mal, et qu’on pouvait faire mouvoir le pêne avec un canif. »

— Il n’y avait pas de gardien de nuit ?

— Non. J’ai attendu l’obscurité et je me suis glissé dans la cour. La petite porte s’est ouverte comme je l’espérais et j’ai pénétré dans mon ancien bureau. J’ai pris une liasse de billets, sans compter.

— Cela représentait une grosse somme ?

— Plus de trois mois de salaire. J’ai caché les billets, le soir même, au-dessus de la grande armoire, sauf mon traitement du mois. Je suis parti à la même heure que d’habitude. Je ne pouvais pas avouer à Liliane que j’avais été mis à la porte.

— Pourquoi vous inquiétiez-vous tellement de ce qu’elle pouvait penser de vous ?

— Parce qu’elle était une sorte de témoin. Depuis des années, elle me regardait vivre, d’un œil critique. J’aurais voulu qu’une personne au moins ait confiance en moi.

« Je me suis mis à passer mes journées dehors, à chercher une nouvelle situation. Je m’étais imaginé que ce serait facile. Je lisais les petites annonces et je me précipitais vers les adresses qui étaient données. Quelquefois on faisait la queue et il m’arrivait d’avoir pitié de certains, presque tous des vieux, qui attendaient sans espoir.

« On me questionnait. La première chose qu’on me demandait, c’était mon âge. Quand je répondais quarante-cinq ans, l’entretien n’allait presque jamais plus avant.

« — Ce que nous cherchons, c’est un homme jeune, trente ans au maximum.

« Je me croyais jeune. Je me sentais jeune. Chaque jour je m’assombrissais davantage. Après quinze jours, je ne cherchais plus nécessairement une place de comptable et je me serais contenté d’une place de garçon de bureau, ou de vendeur dans un grand magasin.

« Au mieux, on prenait mon nom et mon adresse :

« — On vous écrira.

« Ceux qui entrevoyaient la possibilité de m’embaucher me demandaient où j’avais travaillé. Après les menaces de Chabut, je n’osais pas le leur dire.

« Un peu partout. J’ai vécu longtemps à l’étranger.

« Il fallait que je précise que c’était en Belgique, ou en Suisse, car je ne parlais que le français.

« — Vous avez des certificats ?

« — Je vous les enverrai.

« Bien entendu, je ne retournais pas dans ces maisons-là.

« Fin juillet, ce fut pire. Beaucoup de bureaux étaient fermés, ou bien les patrons étaient en vacances. J’ai encore apporté mon traitement à la maison ou plutôt j’ai prélevé la somme nécessaire sur ma réserve, au-dessus de l’armoire.