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— Comment te sens-tu ?

— Après ma seconde tasse de café, je serai tout à fait bien.

— Prends quand même une aspirine et reste le moins possible dehors. Je vais téléphoner pour appeler un taxi.

Quand il arriva quai des Orfèvres, il était toujours en compagnie du marchand de vin, encore flou, à qui il s’efforçait de donner un semblant de vie. Il avait l’impression que, quand il le connaîtrait mieux, il n’aurait aucune peine à découvrir son meurtrier.

Le brouillard était toujours aussi épais et Maigret dut allumer les lampes. Il dépouilla son courrier, signa quelques documents administratifs et, à neuf heures, se dirigea vers le bureau du directeur pour le rapport.

Quand ce fut son tour, il parla assez brièvement de Théo Stiernet.

— Vous croyez que c’est un demeuré ?

— C’est sans doute ce que plaidera son avocat, à moins qu’il ne préfère le thème de l’enfance malheureuse. Seulement, il a frappé une quinzaine de coups et on parlera de sauvagerie, surtout qu’il s’agit de sa grand-mère. Il ne se rend pas compte de ce qui l’attend. Il répond de son mieux aux questions. Il ne trouve pas extraordinaire ce qu’il a fait.

— Et l’affaire de la rue Fortuny, dont il est question brièvement dans les journaux de ce matin ?

— On en parlera davantage par la suite. La victime est un homme riche, connu. On voit des affiches pour le Vin des Moines dans les couloirs du métro.

— Crime passionnel ?

— Je ne sais pas encore. Il faisait tout pour se créer de solides inimitiés et il n’y a pas de raison de chercher dans une direction plutôt que dans une autre.

— C’est vrai qu’il sortait d’une maison de passe ?

— Vous l’avez lu dans le journal ?

— Non. Mais je connais la rue Fortuny et j’ai aussitôt fait le rapprochement.

Quand il rentra dans son bureau, il était toujours plongé dans les événements de la veille. Jeanne Chabut l’intriguait aussi. Elle n’avait pas pleuré, elle non plus, même si elle avait reçu un choc. Elle devait être plus jeune que lui de cinq ou six ans.

Où avait-elle acquis son élégance, l’aisance qu’on sentait dans ses moindres gestes, dans ses moindres mots ?

Il l’avait connue au temps des vaches maigres et elle n’était alors qu’une simple dactylo.

Oscar avait beau s’habiller chez les meilleurs tailleurs, il restait une sorte de brute et il gardait quelque chose de pataud.

Il n’en revenait pas d’avoir si bien réussi et il éprouvait le besoin de mettre sa fortune en avant.

C’était elle, certainement, en dehors du portrait un peu ridicule, qui avait meublé l’appartement. Le moderne et les styles anciens y voisinaient harmonieusement, créant un ensemble où l’on se sentait bien. À cette heure, elle devait se préparer à se rendre à l’Institut Médico-Légal où on avait sans doute déjà procédé à l’autopsie. Elle ne broncherait pas. Elle était de taille à affronter l’atmosphère déprimante de ce qu’on appelait autrefois la morgue.

— Tu es là, Lapointe ?

— Oui, patron.

— Nous sortons.

Il endossait son lourd pardessus, s’entourait le cou de son écharpe, mettait son chapeau et, avant de quitter son bureau, allumait une pipe. Dans la cour, où ils montaient dans une des voitures, Lapointe questionna :

— Où va-t-on ?

— Quai de Charenton.

Ils longèrent le quai de Bercy où, derrière les grilles, se dressaient les entrepôts. Chaque bâtiment portait le nom d’un gros marchand de vins et trois des bâtiments les plus vastes étaient ceux du Vin des Moines.

Plus loin, il y avait en contrebas de la rue une sorte de port où des dizaines de barriques étaient alignées et où on en déchargeait d’autres d’une péniche. Toujours le Vin des Moines. Toujours Oscar Chabut.

La bâtisse, de l’autre côté de la rue, était vieille, entourée d’une vaste cour encombrée d’autres barriques. Au fond, on chargeait dans des camions des casiers pleins de bouteilles et un homme aux moustaches tombantes, au tablier bleu, semblait surveiller les opérations.

— Je vous accompagne ? Je range la voiture dans la cour.

— S’il te plaît.

Même dans la cour régnait une forte odeur de vinasse. Ils la retrouvèrent dans le large couloir dallé après avoir lu sur une plaque d’émail : Entrez sans sonner.

Une porte était ouverte, à gauche, et dans une pièce assez sombre une jeune fille qui louchait légèrement était assise devant un standard téléphonique.

— Vous désirez ?

— La secrétaire particulière de M. Chabut est ici ?

Elle les regardait avec méfiance.

— Vous voulez lui parler personnellement ?

— Oui.

— Vous la connaissez ?

— Oui.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé ?

— Oui. Annoncez-lui le commissaire Maigret.

Elle l’examina avec plus d’attention, puis porta le regard sur le jeune Lapointe qui l’intéressa davantage.

— Allô ! Anne-Marie ? Il y a ici un certain commissaire Maigret et quelqu’un dont je ne connais pas le nom qui voudraient te voir. Oui. Bon. Je les fais monter.

L’escalier était poussiéreux et la peinture des murs manquait de fraîcheur. Un jeune homme les croisa dans l’escalier, une liasse de papiers dans les mains. Sur le palier, ils trouvèrent la Sauterelle près d’une porte entrouverte et elle les fit entrer dans un bureau assez vaste mais sans le moindre luxe.

On aurait dit qu’il avait été aménagé cinquante ans plus tôt et il était sombre, avec, comme ailleurs dans la cour et dans la maison, l’odeur aigre du vin.

— Vous l’avez vue ?

— Qui ?

— Sa femme.

— Oui. Vous la connaissez bien ?

— Quand il avait la grippe, il m’arrivait d’aller travailler place des Vosges. C’est une belle femme, n’est-ce pas ? Elle est très intelligente. Il n’hésitait pas, dans certains cas, à lui demander conseil.

— Je ne m’attendais pas à trouver ici un décor aussi vieillot.

— Il y a d’autres bureaux, fort différents, avenue de l’Opéra, avec une enseigne lumineuse sur toute la largeur de la façade. Ces bureaux-là sont modernes, élégants, clairs et confortables. C’est eux qui sont en rapport avec les quinze mille points de vente et qui en créent de nouveaux tous les mois.

Ils ont des ordinateurs et presque tout se fait électroniquement.

— Et ici ?

— C’est la vieille maison. Elle a gardé l’ancienne atmosphère et cela rassure les clients de province. Chabut allait chaque jour avenue de l’Opéra, mais c’est ici qu’il travaillait le plus volontiers.

— Vous alliez là-bas avec lui ?

— Parfois. Pas souvent. Il y avait une autre secrétaire.

— Qui, en dehors de lui, dirigeait l’affaire ?

— Diriger ? vraiment, personne. Il ne faisait confiance à personne. Ici, il y a M. Leprêtre, le chef caviste, qui s’occupe de la fabrication. Il y a aussi un comptable, M. Riolle, qui n’est dans la maison que depuis quelques mois. Dans le bureau d’en face travaillent quatre dactylos.

— C’est tout ?

— Vous avez vu la téléphoniste. Enfin, il y a moi. C’est difficile à expliquer. Nous formons une sorte d’état-major, alors que le gros du travail se fait avenue de l’Opéra.

— Combien de temps passait-il là-bas chaque jour ?

— Une heure ? Parfois deux.

Le bureau était à cylindre, comme au bon vieux temps, couvert de paperasses.

— Les autres dactylos sont aussi jeunes que vous ?

— Vous voulez les voir ?

— Tout à l’heure.

— Il y en a une beaucoup plus âgée, Mlle Berthe. Elle a trente-deux ans et c’est la plus ancienne. La plus jeune a vingt et un ans.