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— Comment se fait-il qu’il vous ait choisie comme secrétaire particulière ?

— Il demandait une débutante. J’ai lu l’annonce et je me suis présentée. Il y a plus d’un an de ça. Je n’avais pas dix-huit ans. Il m’a trouvée rigolote et il m’a demandé si j’avais un amoureux ou un amant.

— Vous en aviez ?

— Non. Je sortais tout juste d’une école de secrétariat.

— Après combien de jours vous a-t-il fait la cour ?

— Il ne m’a pas fait la cour. Dès le lendemain, il m’a appelée près de lui, sous prétexte de me montrer des documents, et il m’a caressée.

« — Il faut que je me rende compte, a-t-il murmuré. »

— Ensuite ?

— Huit jours plus tard, il m’emmenait rue Fortuny.

— Les autres n’ont pas été jalouses ?

— Vous savez, elles y passaient toutes.

— Ici ?

— Ici ou ailleurs. C’est difficile à expliquer. Il faisait ça si naturellement qu’on ne pouvait pas lui en vouloir. Je n’en connais qu’une qui est entrée après moi et qui est partie le troisième jour en claquant la porte.

— Qui savait que le mercredi était votre jour ?

— Tout le monde, je pense. Je descendais en même temps que lui et je montais dans sa voiture. Il ne se cachait pas. Au contraire.

— Qui travaillait dans ce bureau avant vous ?

— Mme Chazeau. Elle est maintenant de l’autre côté du couloir. Elle a vingt-six ans et elle est divorcée.

— C’est une belle femme ?

— Oui. Elle a un très beau corps. On ne pourrait pas l’appeler la Sauterelle.

— Elle ne vous en veut pas ?

— Au début, elle me regardait avec un drôle de sourire. Elle s’attendait, je suppose, à ce qu’il en ait vite assez.

— Elle continuait à avoir des rapports avec lui ?

— Je le suppose, car il lui arrivait de rester après l’heure. On savait ce que cela voulait dire.

— Elle ne s’est jamais montrée amère ?

— Pas en ma présence. Je vous l’ai dit, elle paraissait plutôt se moquer de moi. Beaucoup de gens ne me prennent pas au sérieux. Même ma mère, qui me traite encore en petite fille.

— Elle n’aurait pas pu avoir envie de se venger ?

— Ce n’est pas son type. Elle voyait d’autres hommes. Elle sortait plusieurs soirs par semaine et, le lendemain, elle avait de la peine à se mettre au travail.

— La troisième ?

— Aline, la plus jeune en dehors de moi. Elle a vingt-deux ans et elle est très brune, un peu fantasque, un peu théâtrale. Ce matin, elle s’est évanouie ou elle a fait semblant et ensuite elle s’est mise à pleurer en gémissant.

— Elle était ici avant vous ?

— Oui. Elle travaillait dans un grand magasin avant de lire l’annonce. Elles ont toutes été embauchées à la suite d’une annonce...

— Aucune n’était assez passionnée pour lui tirer dessus ?

Mme Blanche, de son guichet, avait entrevu, disait-elle, une silhouette d’homme entre deux voitures. Mais cela n’aurait-il pas pu être une femme ? Peut-être une femme en pantalon ? Il faisait sombre.

— Ce n’est pas le genre, répliqua la Sauterelle.

— Sa femme non plus ?

— Elle n’est pas jalouse. Elle a le genre de vie qui lui plaît. Il était, pour elle, un agréable compagnon.

— Agréable ?

Elle parut réfléchir.

— Quand on le connaissait, oui. Au premier abord, on le trouvait orgueilleux, agressif. Il jouait les grands patrons. Avec les femmes, il considérait son succès comme acquis.. Quand on le connaissait mieux, on se rendait compte qu’il était peut-être plus naïf qu’il n’en avait l’air. Plus vulnérable aussi.

« — Qu’est-ce que tu penses de moi ? questionnait-il souvent, surtout après avoir fait l’amour.

« — Que voudriez-vous que je pense ?

« — Tu m’aimes ? Avoue que non.

« — Cela dépend de ce que vous entendez par là. Je me sens bien avec vous, si c’est ça que vous voulez savoir.

« — Si je me lassais de toi, qu’arriverait-il ?

« — Je ne sais pas. Il faudrait bien que je me résigne.

« — Et les autres, en face, qu’est-ce qu’elles disent ?

« — Rien. Vous les connaissez mieux que moi. »

— Et les hommes ? demanda Maigret.

— Ceux qui travaillent ici ? Il y a d’abord M. Leprêtre, dont je vous ai parlé. Il a été à son compte, jadis. Il n’était pas assez homme d’affaires pour réussir. Il a maintenant près de soixante ans. Il parle peu. Il connaît admirablement son métier et il travaille sans bruit.

— Marié ?

— Oui. Deux de ses enfants aussi. Il habite un pavillon tout au bout du quai, à Charenton, et il vient ici à vélo.

Dehors, le brouillard devenait légèrement rose, laissant deviner, au-delà, la présence du soleil, et la Seine fumait. Lapointe prenait quelques notes dans un calepin posé sur son genou.

— Quand il a fait de mauvaises affaires, est-ce que le Vin des Moines existait déjà ?

— Je crois que oui.

— Comment se comportait-il avec Chabut ?

— Il se montrait toujours respectueux mais il avait son quant-à-soi.

— Il leur arrivait de se disputer ?

— Jamais en ma présence et, comme j’étais presque toujours là...

— Si je vous comprends bien, c’est un homme renfermé ?

— Renfermé et triste. Je crois bien que je ne l’ai jamais vu rire et ses moustaches tombantes accentuent encore cet air de tristesse.

— Qui d’autre travaille dans la maison ?

— Le comptable, Jacques Riolle. C’est plutôt le caissier. Il a son bureau en bas. Il ne s’occupe que de certaines factures, de ce que nous appelons la petite caisse. Ce serait trop long de vous expliquer les rouages de l’affaire. La vraie facturation se fait avenue de l’Opéra, ainsi que le courrier avec les dépôts. Ici, on s’occupe surtout des achats, des rapports avec les viticulteurs qui montent périodiquement du Midi.

— Riolle n’est amoureux d’aucune d’entre vous ?

— S’il l’est, cela ne se voit pas. Vous en jugerez vous-même. Il a une quarantaine d’années et c’est un célibataire endurci, qui sent le rance. Il est timide, peureux, et il a plein de petites manies. Il vit dans une pension de famille du quartier Latin.

— Personne d’autre ?

— Dans les bureaux, non. En bas, dans les chais et à l’expédition, ils sont cinq ou six que je connais de nom et de vue mais avec qui je n’ai pour ainsi dire aucun rapport. Vous devez penser que nous sommes de drôles de gens, n’est-ce pas ? Si vous aviez connu le patron, vous trouveriez ça tout naturel.

— Il va vous manquer ?

— Oui. Je ne le cache pas.

— Il vous faisait des cadeaux ?

— Il ne m’a jamais donné d’argent. Il lui est arrivé de me faire cadeau d’une écharpe qu’il avait vue en passant devant un magasin.

— Que va-t-il se produire, à présent ?

— Je ne sais pas qui dirigera l’affaire. Il y a bien M. Louceck, avenue de l’Opéra, qui est une sorte de conseiller financier. C’est lui, entre autres, qui s’occupe des déclarations de revenus et des bilans. Seulement, il n’y connaît rien dans les vins.

— Et M. Leprêtre ?

— Je vous ai dit que c’était un mauvais homme d’affaires.

— Mme Chabut ?

— Je suppose que c’est elle qui hérite de tout. Je ne sais pas si elle prendra la place de son mari. Elle en est peut-être capable. C’est une femme qui sait ce qu’elle veut.

Il la regardait avec attention, surpris par le bon sens de cette gamine qu’aucune question ne prenait au dépourvu. Il y avait chez elle quelque chose de direct qui forçait la sympathie et, en voyant gesticuler son long corps maigre, on ne pouvait s’empêcher de sourire.

— Hier soir, je suis allé quai de la Tournelle.

— Voir le vieux ? Je vous demande pardon. J’aurais dû dire le père.

— Comment s’entendaient-ils ?