— Je n'aurai besoin de rien.
— Au cas où vous apprendriez dans quel quartier Honoré a passé ces dernières semaines...
Il remettait son lourd pardessus, descendait avec précaution l'escalier aux marches usées. Il était repris par le vacarme de la rue et par le froid. Il y avait maintenant dans l'air un peu de poudre blanche comme en suspens mais il ne neigeait pas et on ne voyait aucune trace sur le sol.
Quand il pénétra dans le bureau des inspecteurs, Lucas lui annonça :
— Moers vous a demandé au téléphone.
— Il n'a pas dit pourquoi ?
— Il a demandé que vous l'appeliez.
— Toujours pas de nouvelles de Fernand ?
Il n'oubliait pas que sa tâche principale était de découvrir les auteurs des hold-up. Cela pouvait durer des semaines, sinon des mois. Des centaines, des milliers de policiers et de gendarmes avaient en poche la photographie du prisonnier libéré. Des inspecteurs faisaient du porte à porte, comme des marchands d'aspirateurs électriques.
— Pardon, madame. Avez-vous vu récemment cet homme ?
La brigade des meublés s'occupait des hôtels. Celle des mœurs, la « mondaine », interrogeait les filles. Dans les gares, les voyageurs ne se doutaient pas que des yeux anonymes les examinaient au passage.
Il n'était pas chargé de l'enquête au sujet de Cuendet. Il n'avait pas le droit de détourner ses hommes de leur service. Il n'en trouva pas moins un moyen de concilier son devoir et sa curiosité.
— Tu vas demander là-haut une photographie, la plus récente possible, de Cuendet. Tu en feras remettre une copie à tous ceux qui recherchent Fernand, surtout ceux qui visitent les bistrots et les meublés.
— Dans tous les quartiers ?
Il hésita, faillit répondre :
— Seulement dans les quartiers riches.
Mais il se souvint qu'on trouve des hôtels particuliers et des immeubles de luxe dans les vieux quartiers aussi.
Une fois dans son bureau, il appela Moers.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Je ne sais pas si cela peut vous servir. En examinant les vêtements à la loupe, mes hommes ont mis la main sur trois ou quatre poils qu'ils ont étudiés au microscope. Delage, qui s'y connaît, affirme que ce sont des poils de chat sauvage.
— Sur quelle partie des vêtements se trouvaient-ils ?
— Dans le dos, vers l'épaule gauche. Il y a aussi des traces de poudre de riz. Nous arriverons peut-être à en déterminer la marque, mais ce sera plus long.
— Je te remercie. Fumel ne t'a pas appelé ?
— Il vient de passer. Je lui ai donné le tuyau.
— Où est-il ?
— Aux Sommiers, plongé dans le dossier Cuendet.
Maigret se demanda un moment pourquoi ses paupières picotaient et il se souvint qu'il avait été tiré du lit à quatre heures du matin.
Il dut donner des signatures, remplir plusieurs formulaires, recevoir deux personnes qui l'attendaient et qu'il écouta d'une oreille distraite. Une fois seul, il appela un important fourreur de la rue La Boétie, dut insister longtemps pour l'avoir en personne au bout du fil.
— Commissaire Maigret, de la P. J. Je vous demande pardon de vous déranger, mais je voudrais que vous me donniez un renseignement. Pouvez-vous me dire combien il y a à peu près de manteaux de chat sauvage à Paris ?
— De chat sauvage ?
On aurait dit que l'homme était vexé par la question.
— Ici, nous n'en avons pas. Il fut un temps, à l'époque héroïque des premières automobiles, où notre maison en faisait pour certaines clientes et surtout pour certains clients.
Maigret revoyait de vieilles photographies d'automobilistes qui ressemblaient à des ours.
— C'était du chat sauvage ?
— Pas toujours, mais les plus beaux. On en porte encore dans les pays très froids, au Canada, en Suède, en Norvège, dans le nord des États-Unis...
— Il n'y en a plus à Paris ?
— Je pense que certaines maisons en vendent parfois, mais très peu. Il m'est difficile de vous citer un chiffre exact. Je parierais pourtant qu'il n'existe pas cinq cents manteaux de ce genre dans tout Paris et la plupart doivent être assez vieux. Maintenant...
Une idée lui venait.
— Vous ne vous intéressez qu'aux manteaux ?
— Pourquoi ?
— Parce qu'il nous arrive, de loin en loin, de traiter le chat sauvage à des fins non vestimentaires. On en fait par exemple des couvertures à jeter sur un divan. Ces couvertures servent aussi dans les autos...
— Il en existe beaucoup ?
— En cherchant dans nos livres, je pourrais vous dire combien sont sorties de chez nous ces dernières années. Trois ou quatre douzaines, à vue de nez. Mais des fourreurs les fabriquent en série, d'une qualité plus ordinaire, bien entendu. Un instant. Je pense à autre chose. Tout en vous parlant, je viens de revoir la vitrine d'une pharmacie, non loin d'ici, avec une peau de chat sauvage que l'on vend comme remède contre les rhumatismes...
— Je vous remercie.
— Vous voulez que je vous fasse préparer une liste des ...
— Si cela ne vous dérange pas trop.
C'était assez décourageant. Depuis des semaines, on recherchait Fernand sans avoir la certitude qu'il était mêlé aux récents hold-up, Cela représentait un travail presque aussi considérable que, par exemple, l'élaboration d'un dictionnaire ou même d'une encyclopédie.
Or, on connaissait Fernand. ses goûts, ses habitudes, ses manies. Par exemple, un détail tout bête pourrait aider à le faire retrouver : il ne buvait jamais que du mandarin-curaçao.
Maintenant, pour obtenir éventuellement une indication sur les assassins de Cuendet, on possédait quelques poils de chat sauvage.
Moers avait dit que ces poils avaient été trouvés dans le dos du veston, près de la manche gauche. S'ils provenaient d'un manteau, n'auraient-ils pas plutôt été découverts sur le devant du complet ?
Une femme avait-elle aidé à le porter, en le tenant par les épaules ?
Maigret préférait l'hypothèse de la couverture, surtout d'une couverture d'auto. Et, dans ce cas, ce n'était pas une petite voiture quelconque, car on n'utilise guère de couvertures de fourrure dans une 4 CV.
Depuis quelques années, Cuendet ne s'en prenait-il pas exclusivement aux maisons riches ?
Il aurait fallu faire le tour des garages de Paris, poser inlassablement la même question.
On frappait à la porte. C'était l'inspecteur Fumel, le sang à la tête, les paupières rougeâtres. Il avait encore moins dormi que Maigret. De service la nuit précédente, il n'avait même pas dormi du tout.
— Je ne vous dérange pas ?
— Entre.
Ils étaient quelques-uns, comme ça, que le commissaire tutoyait, des anciens d'abord, avec qui il avait débuté et qui, à l'époque, le tutoyaient aussi, qui n'osaient plus, qui l'appelaient maintenant monsieur le commissaire ou, quelquefois, patron. Il y avait aussi Lucas. Pas Janvier, il ignorait pourquoi. Et enfin les très jeunes, comme le petit Lapointe.
— Assieds-toi.
— J'ai tout lu. En fin de compte, je ne sais plus par quel bout commencer. Une équipe de vingt hommes n'y suffirait pas. Je me suis rendu compte, par les procès-verbaux, que vous le connaissiez bien.
— Assez bien. Ce matin, je suis allé voir sa mère, officieusement. Je lui ai annoncé la nouvelle et je lui ai dit que tu irais la chercher tout à l'heure pour la conduire à l'institut médico-légal. Tu as des indications sur les résultats de l'autopsie ?
— Rien. J'ai téléphoné au docteur Lamalle. Il m'a fait dire par son assistant qu'il enverrait son rapport, ce soir ou demain, au juge d'instruction.
Le docteur Paul, lui, n'attendait pas que Maigret l'appelle. Il lui arrivait même de grommeler :
— Qu'est-ce que je dis au juge ?
Il est vrai qu'à cette époque-là la police menait l'enquête et que, la plupart du temps, le magistrat ne s'en occupait qu'une fois que le coupable avait avoué.