Dumonthier est naturellement chargé de coordonner les recherches depuis son QG de Marseille. Lui qui a traqué l'individu, a fini par le confondre et passé de longues heures à le pousser aux confidences puis aux aveux. Un visage, une voix jamais oubliés. Et ce regard, parfois candide, parfois indéchiffrable…
Le plan Epervier a été déclenché, police et gendarmerie travaillent main dans la main.
8 h 37
Le militaire fait signe à l'autocar d'avancer. Le véhicule double la file de voitures en attente et passe le barrage où une C5 subit une fouille en règle. Les gosses se lèvent pour assister au spectacle, certains adressent des grimaces aux képis; Sonia est obligée de donner de la voix.
— C'est à cause du fou qui s'est échappé de l'asile hier soir, confie-t-elle au chauffeur.
— Quel fou? rétorque Gilles sans quitter la route des yeux.
— Vous n'êtes pas au courant?
— Non.
Luc, le moniteur de sport, replace le casque sur ses oreilles. Imperturbable.
Le car reprend de la vitesse, les mômes recommencent à chanter à tue-tête.
10 h 22
Je savais bien qu'un bus plein de marmots, c'était la meilleure façon de passer les barrages…
A quoi ça ressemble, le Vercors? A vrai dire, je m'en fous complètement… Je prends le maquis! Quoi de mieux pour se planquer en attendant que les keufs se calment? Mais ai-je vraiment envie de me faire oublier?
Il fait chaud… Et ces mouflets qui braillent de plus en plus fort! Ça aussi, je m'en balance. Ils rigolent, insouciants… Parce qu'ils ne savent pas qui je suis, ne se doutent même pas que je suis là. Loup dans la bergerie.
Ce qui compte, c'est que je sois sorti de cet enfer. Ou plutôt de cet enfermement.
Enfer, enfermement… Jamais remarqué que ces deux mots étaient si proches!
Non, l'enfer je n'en sortirai jamais. L’enfer c'est moi. Ce sang qui inonde mes veines, cette chair qui harnache mon squelette, cette cervelle qui s'embrouille. Ces pulsions, désirs impérieux, douloureux, qui commandent mes actes.
Ils ont pourtant cherché. À comprendre qui je suis, ou plutôt ce que je suis. Ce psychopathe, ce malade mental. Irresponsable, ont-ils affirmé. En êtes-vous sûrs, mesdames et messieurs les psychiatres?… Facile de les berner, ceux-là! Ils s'attribuent le pouvoir de pénétrer ton esprit, de farfouiller dedans comme dans les rayons d'un supermarché. Sauf que personne ne peut jamais deviner ce qu'il y a dans la tête de l'autre. Déjà dur de savoir ce qu'il y a dans son propre cerveau…! Par exemple, que se passe-t-il en ce moment, sous la calotte crânienne de cette petite fille? Celle avec des lunettes rouges aux verres épais comme des culs de bouteille. Vraiment mignonne. À croquer.
J'ai faim.
Je suis en manque. Avec toutes ces saloperies qu'ils m'ont injectées pendant des années. Et qui, bientôt, ne feront plus effet…
Je ne sais pas ce qui va se passer… Mais chaque chose en son temps. Finalement je suis bien ici, en compagnie de ces gamins agités. Ça me rappelle la colo… Mes parents m'y expédiaient chaque été, tel un colis encombrant, histoire de se débarrasser de moi quelques semaines. Sauf que moi, ça ne me rendait pas joyeux. Une torture. Quitter l'intérieur de mes remparts pour me retrouver livré en pâture à l'ennemi: les autres, qui me raillaient sans cesse. Parce que j'étais différent. Simplement pour ça. Aujourd'hui, ils ne se foutraient plus de moi, ça non! On se moque des fauves tant qu'ils sont encagés; on les nargue au travers des grilles. Mais quand les portes s'ouvrent… Sauve qui peut!
Paraît qu'un fauve enfermé trop longtemps ne se souvient plus comment fonctionnent ses griffes.
Pas moi; six ans que je les affûte contre les barreaux. L'instinct de chasse est toujours là. Flics, juges, psys, blouses blanches, overdoses de neuroleptiques: rien ni personne ne m'a encore abaissé au rang d'animal domestique.
Cher Dumonthier, ils ont dû te tirer de ton pieu cette nuit! Tu devais roupiller tranquille dans les bras de ta charmante dulcinée et soudain, le téléphone sonne… Mon pauvre Yann, te revoilà à mes trousses! Je te dois les pires années de ma vie, peut-être bien que je te les ferai payer… Même si je t'estime. Parce que je t'estime.
Viens donc me chercher au milieu de ces adorables bambins! Je t'attends, je suis prêt.
Qu'est-ce que tu en penses, toi, jolie éducatrice…? Tu es vraiment appétissante, en as-tu conscience? Bien sûr que oui. Tu t'en amuses.
Toi, je sais déjà ce que je vais te faire subir…
C'est ça, approche ma belle! Encore plus près. Viens me faire respirer ton parfum subtil, ta longue chevelure, ta peau déjà hâlée… Six ans que j'ai pas touché une femme. D'avance, toutes mes excuses si je manque un peu de délicatesse.
— On est bientôt arrivés! lance Sonia. Il paraît que le coin est magnifique, je pense que nous allons passer cinq jours vraiment sympas!
— Je n'en doute pas. Ce sera inoubliable.
12 h 05
Parfait, un gîte paumé en pleine cambrousse! Tenu par des bobos. Du style à avoir troqué le métro contre un tracteur et adopté un troupeau entier de chèvres. Patrick et Mireille, couple idéal… Je me taperais bien sa femme devant lui, même si elle n'est pas vraiment mon genre.
Mais chaque chose en son temps… Pour l'instant, je reprends du poil de la bête! Ma peau se réhabitue au soleil qui cogne un peu fort. Heureusement, il y a ce petit air frais qui dégringole des sommets. Sonia avait raison, l'endroit est magnifique, un vrai paradis!
Les gamins pique-niquent dans le pré derrière la grande bâtisse. Et moi, je les regarde. Marrant, cette sensation. Je l'avais presque oubliée, depuis six ans. Six ans cloîtré dans une chambre pourrie, parfois sanglé à un lit. Avec cette odeur de désinfectant qui te colle à la peau, tel un tatouage; ces cris de terreur ou d'hystérie, ces murmures désespérés… Et là, allongé dans les herbes folles, parmi ces senteurs du dehors et ces cris de joie… c'est moi!
Oui, drôle de sensation d'être un tigre au milieu des agneaux. De les laisser m'approcher en planquant mes crocs.
— Vous ne mangez pas? s'inquiète Sonia.
J'adore ton sourire. Il me rappelle celui de la mère que j'aurais voulu avoir. Et visiblement, tu aimes aussi ma compagnie, sinon pourquoi venir te coller à moi? Pour m'allumer, sans doute. Si tu savais…!
— Je suis mort de faim, à vrai dire! Je profitais juste de ce magnifique ciel bleu…
— Aussi bleu que vos yeux!
13 h 12
Sonia termine d'installer ses affaires dans sa chambre située entre le dortoir des filles et celui des garçons.
Seulement de fines cloisons et une porte pour la séparer de ses ouailles. Elle écoute d'une oreille les garçons qui ont entamé une bataille de polochons et de l'autre, les filles s'extasiant devant le ballet des hirondelles qui nichent dans la grange d'en face. Elle est heureuse de pouvoir leur offrir ces quelques jours d'évasion, eux qui sont parfois emmurés dans leur handicap.
Températures clémentes, gîte confortable, paysages de montagne enchanteurs. Seul bémoclass="underline" les deux accompagnateurs n'ont pas l'air très dégourdis; lui, prof de maths un peu coincé. Elle, femme au foyer, mère poule dans toute sa splendeur. Martin et Martine, ça ne s'invente pas! Sonia espère tout de même qu'ils se montreront à la hauteur pour la décharger un peu; qu'ils sont venus jusqu'ici partager une belle aventure, pas seulement pour rester collés à leur progéniture. Par chance, Martin est le père d'une petite Jessica, et Martine a un fils, Cédric. Ils ne pourront donc pas dormir dans le même dortoir que leur enfant, déjà ça! Jessica, trisomique, est une gamine espiègle, pleine de ressources. Cédric, lui, souffre du syndrome de l'X fragile: hyperactivité, problèmes d'attention, léger retard intellectuel… plus difficile à gérer. Ces deux-là n'ont qu'une envie: passer cinq jours avec leurs copains, sortir un peu du giron familial. Et leur éducatrice veillera à ce que leur vœu soit exaucé.