Après le Procès des cinq familles, les dirigeants de LCN s’étaient révélés incapables, malgré une prime de 20 000 000 $, de remettre la main sur le traître et de le châtier comme ils en avaient châtié d’autres avant lui. Aujourd’hui, après douze longues années, le risque de représailles était bien moins fort ; même les plus virulents et les plus rancuniers des capi commençaient à oublier le rat Manzoni. Alors pourquoi maintenir le dispositif de surveillance, avec tout ce qu’il comprenait de logistique visible et invisible ?
— Vous autres du Bureau êtes des ingrats, dit Fred. Combien de types avez-vous laissés tomber après les avoir traits comme des vaches ? Louis Fork a été retrouvé dépecé quarante-huit heures après que le Bureau lui a tourné le dos. Pareil pour Carl Kupack, avec une mention spéciale pour Paul Lippi que l’un de vous a directement vendu à son pire ennemi. Parce qu’il y a des balances aussi chez vous, les G-men[3].
— Ça n’a jamais été prouvé.
— J’en saurais plus que vous, Bowles ? Votre collègue a touché 500 000 $ pour ça. Qu’est-ce que vous croyez ? Du temps où je faisais encore partie de LCN, j’avais la liste des fédéraux qui en croquaient. Je connais mes classiques et je ne tomberai jamais dans les pièges de mes prédécesseurs.
— Ça ne m’explique pas pourquoi vous avez droit à ce traitement de faveur.
— Nous ne sommes que deux à connaître la réponse. Votre chef, Tom Quint, et moi. Et s’il ne vous met pas dans la confidence, ne comptez pas sur moi. C’est un pacte entre nous.
Le fameux capitaine du FBI Thomas Quintiliani, que tous appelaient Tom Quint, avait lui-même organisé le programme de protection du témoin Manzoni, de sa femme et de ses enfants. Il les avait relogés en France, il les avait rebaptisés, surveillés, et déplacés si souvent. Depuis, Quint séjournait en Europe pour s’occuper des retombées de l’affaire Manzoni qui semblaient n’avoir jamais de fin. Les services secrets français et la DST avaient laissé le FBI loger la famille d’un repenti américain sur leur territoire en échange de la formation à la protection de témoins que leur offrait Quint. Un tout nouveau programme qui se mettait en place dans divers pays d’Europe.
— Je suis plus malin que tous les instructeurs de Quantico[4] réunis, et vous allez me bichonner encore longtemps, les gars. J’en userai d’autres après vous, Bowles.
La trêve n’avait duré que le temps d’un verre. Peter se sentait las de cette interminable petite guerre. Il avait envie de rentrer pour téléphoner à son copain Marcus, au service des roulements, qui lui dirait dans combien de temps arrivait la relève.
Devant un feu de bois, un dernier verre à la main, Fred se sentait bien trop seul pour regagner son lit vide. Un soir comme celui-là, faute de Maggie, une autre aurait fait l’affaire, car ce n’était ni d’amour ni de sexe qu’il avait besoin, mais de douceur féminine. Plus il vieillissait et moins il pouvait s’en passer. Il avait appartenu à une confrérie de voyous et se félicitait désormais de s’être enfin débarrassé de la compagnie des hommes. Tant de soirées à jouer au poker, à partager des soupières de spaghettis, à fréquenter des bordels avec les gars de son équipe, de plus en plus acariâtres et bedonnants. En cas de rivalité avec un autre gang, on rencontrait les mêmes types bedonnants et acariâtres, et il fallait faire semblant d’être amis et s’embrasser comme des frères — une punition. Cet humour qu’il ne supportait plus, gras comme ceux qui en jouaient, et toutes ces cuites à dire des conneries avec toujours ces mêmes types qui n’arrivaient pas à rentrer chez eux pour aller se coucher. Fred avait été un de ceux-là. Aujourd’hui, il bénissait le ciel de ne plus avoir à supporter ces soirées où chacun évacuait son trop-plein de testostérone comme il pouvait, soit en traitant de putes toutes les femmes de la terre, soit en cassant la figure au premier venu. Les dernières années, il leur faussait compagnie en prétextant des ennuis familiaux pour ne pas les vexer et perdre leur confiance. En fait, il rentrait bel et bien chez lui pour voir un film avec Livia, ou bien il donnait rendez-vous à une de ses maîtresses dans la plus belle chambre d’hôtel de Newark, sans forcément faire l’amour, juste pour profiter de sa présence, de son odeur, de la mélodie de sa voix suspendue dans la nuit, de sa nudité offerte sans malice. Ils partageaient alors une intimité qui ressemblait à s’y méprendre à de la tendresse. Et là, plus besoin de paraître viril à tout prix ni de laisser parler sa violence naturelle, plus question de conquérir de nouveaux territoires ni de plumer de futures victimes. Giovanni repoussait tout ça au lendemain en espérant parfois qu’il n’arrive jamais. Et si, bien des années plus tard, il tentait d’analyser les raisons pour lesquelles il avait comparu à ce procès, balancé ses confrères et claqué la porte de la Cosa Nostra, l’idée avait sûrement dû germer une de ces nuits où il s’était retrouvé seul avec une femme.
Avant d’aller se coucher, il s’installa devant sa machine à écrire, sortit le calepin où il notait tout ce qui lui passait par la tête, enclencha dans le chariot une feuille remplie aux trois quarts, intitulée Notes, et y reporta la moisson du jour.
— Essayer de placer les mots “affliction” et “maléfice”.
— Et aussi la phrase : “Je sais apprécier un poison qu’on a laissé mûrir.”
— Dépasser cette putain de page 28 avant demain soir.
2
Cette année-là, les Wayne n’avaient pas passé Noël ensemble, et Fred, seul sur sa colline, y avait vu un signal fort. Maggie n’avait pas eu le cœur de lâcher son équipe un soir de réveillon ; à la fin du service, ils s’étaient retrouvés tous les cinq autour de quelques bouteilles et avaient ouvert la porte de La Parmesane aux traînards et aux sans-abri du quartier — une nuit inoubliable. De son côté, Belle avait laissé François Largillière transformer Noël en fête païenne et ne l’avait pas regretté. Warren avait été invité chez les Delarue, un geste symbolique d’intronisation du futur gendre ; le père, en le voyant à table, avait dit : « Toute la famille est au complet, nous pouvons commencer. » Et Fred avait réveillonné en tête à tête avec la chienne, qui avait eu droit à un beau quartier de dinde.
Le premier week-end de février fut celui des retrouvailles. Maggie arriva la première, le vendredi soir, avec une seule idée en tête : dormir douze heures de suite. Fred connut une première déception en la voyant filer dans le salon sans se laisser embrasser, pressée d’ouvrir son courrier et de passer un coup de fil. Elle avala machinalement deux cuillerées d’un consommé de pois cassés dont il avait repéré la recette dans un de ces magazines qu’elle n’avait plus le temps de lire. Son téléphone portable sonna en plein milieu du dîner et Maggie décrocha avant même que Fred ait eu le temps de marquer son exaspération.
— Comment ça, plus de barquettes de quatre ? Et dans la réserve, derrière les cartons Spinelli ? Passe-moi Rafi…
Fred haussa les épaules en la voyant s’éloigner pour continuer sa conversation à mi-voix.
— Tu leur as dit que tu avais une vie, toi aussi ?
Pour toute réponse, Maggie lui rappela l’époque où, devenu chef de clan, Fred ne rentrait jamais avant cinq ou six heures du matin.
— Et pour faire quoi ? Pour « travailler » comme tu disais ? Non, pour traîner avec ta bande d’abrutis dans des tripots crasseux qui puaient le cigare et l’eau de Cologne.
Elle lui demanda à nouveau pourquoi il lui en voulait tant de s’être lancée dans cette aventure de La Parmesane. De peur de dire ce qu’il avait sur le cœur, Fred se mura dans le silence. Sans doute lui en voulait-il pour cette tardive et si épuisante solitude qu’elle lui imposait, mais ça n’était pas la raison principale. Il lui en voulait surtout d’avoir pris une indépendance professionnelle totale qui en présageait une autre, plus radicale. En créant son affaire à Paris, elle posait les bases d’une nouvelle vie, celle de l’après-Fred.