Выбрать главу

Maintenant, la maison s’était dépeuplée pour les laisser seuls, entre amoureux, comme disait Maggie quand, le lundi matin, elle prenait le train pour partir s’occuper de sa petite entreprise. En ce début d’après-midi, encouragés par un faux air de printemps, l’homme et la bête se retrouvaient autour de l’eau usée et recouverte de feuilles. Depuis le départ de Belle et de Warren, Fred n’entretenait la piscine qu’au plus chaud de l’été.

Du temps de leur splendeur, quand les Manzoni vivaient dans un palace du quartier résidentiel de Newark, la piscine était praticable tout au long de l’année. Fred s’était débarrassé de cette corvée en faisant appel à une compagnie qui avait eu l’imprudence de lui envoyer un jeune étudiant, beau et bronzé, très efficace dans son travail et très aimable avec les clients. Mais les préjugés ont la vie dure et, aux yeux d’un Giovanni Manzoni, un pool guy restait un pool guy, victime de tous les clichés sur les pool guys, fantasme majeur des bourgeoises lascives. Pourtant, sa femme n’avait jamais prêté attention ni à ce pool guy ni à un autre. L’adultère était bien le dernier danger qui guettait Giovanni, jamais il n’avait craint qu’elle allât « voir ailleurs ». De surcroît, le pool guy en question était un brave petit que ces dames en bikini laissaient indifférent — il était amoureux et s’imaginait volontiers marié dès la fin de ses études. Seulement voilà, il était l’archétype du pool guy, la perfection du pool guy, physique de surfer californien, abdominaux ciselés, peau couleur pain d’épice. Beaucoup trop pool guy pour Giovanni qui l’avait empoigné par les cheveux pour le traîner jusqu’au garage, lui mettre la tête dans un étau et serrer jusqu’à ce que le pool guy l’implore de le laisser vivre et lui jure de quitter la ville dans la journée. Le lendemain, la compagnie avait envoyé un vieux monsieur proche de la retraite qui regrettait de n’avoir jamais fait d’études et de finir pool guy.

Derrière la fenêtre d’une petite bicoque, à quelques mètres en surplomb, Fred devina la silhouette de Peter Bowles, son cerbère du FBI qui l’accompagnait dans tous ses déplacements, filtrait ses appels et lisait son courrier avant lui. Cet homme-là était devenu son ombre et lui collait aux basques comme une mauvaise conscience. Et Bowles, en regardant ce salaud de gangster se pavaner au bord d’une piscine, pendant que lui, fidèle représentant de la loi et l’ordre, se voyait confiné dans sa soupente, glacée l’hiver et étouffante l’été, se disait qu’il y avait quelque chose de pourri au sein de la justice américaine.

*

Contrairement à son mari, Maggie avait toujours eu le droit de circuler librement. Le programme Witsec l’encourageait à être autonome et à gagner sa vie elle-même ; reprendre une activité professionnelle régulière était la preuve d’une vraie réinsertion. Le Bureau de Washington l’avait autorisée à chercher un bail commercial dans Paris.

Elle avait donc investi ses faibles moyens dans un petit local rue Mont-Louis, dans un recoin du onzième arrondissement, qui avait abrité des gargotes douteuses et vouées à disparaître. Le lieu était abandonné depuis qu’un industriel de la pizza s’était installé dans le quartier, portant un coup fatal à la petite restauration locale. Malgré cette concurrence qui en avait découragé plus d’un, Maggie avait voulu tenter sa chance.

Afin de lui accorder tout le temps et la précision qu’il demandait, Maggie n’entendait proposer qu’un seul plat, ses fameuses aubergines à la parmesane, rien d’autre, ni entrées, ni desserts, ni boissons. Ce parti pris radical l’obligeait à supprimer le service en salle pour se consacrer uniquement à la vente à emporter et aux livraisons à domicile. À l’ANPE, elle recruta Rafi, ouvrier au chômage depuis trois ans, père de famille prêt à tout pour un job, à commencer par ce qu’il n’avait jamais fait. Ils supprimèrent la petite salle de restaurant afin d’agrandir la cuisine et d’aménager un coin studio pour éviter à Maggie le prix d’un second loyer. Dans son infinie naïveté, elle créa La Parmesane, sans aucune expérience du commerce, sans même se faire connaître dans le quartier. Quelques oiseaux de mauvais augure lui prédirent un dépôt de bilan imminent. Un vrai suicide.

Maggie voulut partager cette catastrophe annoncée avec ceux qui en avaient le plus besoin. Elle embaucha Clara, tout juste retraitée de la mairie de Paris, qui s’apprêtait à quitter la capitale pour s’installer dans le Sud où, lui disait-on, « les seniors se la coulaient douce ». En passant devant la boutique, elle s’était sentie attirée par une odeur de sauce tomate qui lui avait rappelé celle de sa mère, née dans les Abruzzes, au nord-est de Rome. Clara saisit à bras-le-corps cette occasion que lui offrait Maggie de commencer une nouvelle vie à l’âge où l’on est censé partir à la casse. À elles deux, elles contactèrent les fournisseurs italiens auxquels Maggie tenait par-dessus tout, déterminèrent le nombre de parts quotidiennes, étrennèrent des livres de comptes et étudièrent la législation en matière de restauration. Comme deux savantes penchées sur des éprouvettes et des becs Bunsen, elles firent des essais et, rivalisant d’ingéniosité, finirent par obtenir le même résultat pour trois cents parts que pour six. Pour compléter le staff, Maggie eut besoin de deux livreurs et choisit Sami, un repris de justice en voie de réinsertion, et Arnold, un jeune étudiant qui, à force de n’être prioritaire sur rien, avait été obligé d’interrompre ses études et de dormir quelques nuits dans la rue.

Chaque matin à huit heures, Clara jetait un œil sur la marchandise livrée à l’aube et faisait un état des stocks. Le parmesan arrivait d’une maison artisanale de Reggio Emilia, et la mozzarella, tout aussi nécessaire à la confection des melanzane alla parmiggiana, du Caseificio Ranieri, à Sora, dans le Latium. La tomate pelée venait de Calabre en bocaux, et l’huile d’olive d’un petit récoltant de Perpignan. Maggie descendait dans la réserve pour mettre la journée en place puis préparait la sauce tomate du jour. Rafi les rejoignait peu après et saluait ses « tantes », comme il les appelait. Il arrivait des halles de Rungis avec les meilleures aubergines, mettait son tablier et s’attaquait à celles qu’il avait la veille épluchées, tranchées et disposées en quinconce sous des poids pour les faire dégorger toute la nuit. Clara saisissait chaque lamelle à la poêle après l’avoir trempée dans un mélange d’œuf et de farine, l’opération devait être bouclée pour onze heures. Puis elle préparait les barquettes avant d’en enfourner une bonne moitié qui partait avec les premières commandes. Les employés des entreprises alentour, lassés des sandwichs et des salades sous plastique, se manifestaient dès dix heures pour avoir une chance d’être livrés. À midi, la totalité des portions étaient déjà réservées, et les retardataires avaient beau marquer leur déception, Maggie et Clara ne dépassaient jamais le nombre d’or de trois cents parts le midi, autant le soir, et pas une de plus. Leur seule chance de succès résidait dans cette perpétuelle recherche d’excellence, mais aussi dans l’invariabilité absolue de la formule. Ne rien changer à l’équation de base, ni à la recette, ni aux fournisseurs, ne pas chercher à optimiser les bénéfices, ni à varier le produit, ni à augmenter les prix, malgré le succès. Un an plus tard Maggie avait oublié les noms de ceux qui avaient prédit sa mort. Rafi pouvait à nouveau faire vivre sa nombreuse famille, Clara économisait pour s’offrir un jour son petit mas en Ardèche, Arnold avait repris ses études et se payait une chambre de bonne dans le quartier, et Sami avait retrouvé une crédibilité auprès de son contrôleur judiciaire. En les voyant tous mettre du cœur à l’ouvrage, jour après jour, solidaires, embarqués sur le même bateau, Maggie se sentait récompensée de ses efforts. Elle ne deviendrait jamais riche, elle n’ouvrirait jamais une seconde boutique, mais elle pouvait rembourser les crédits, garder la tête haute face aux banques et quitter son lit de camp pour s’installer dans un petit appartement en ville. Elle était enfin autonome et ne demandait plus un sou, ni au programme Witsec ni à son mari. Elle ne devait de comptes à personne, et ça n’était pas la plus petite des victoires. Mais Maggie, après tout ce qu’elle avait enduré, aurait dû le savoir : une utopie ne dure que le temps d’une utopie.