Выбрать главу

Pour l’épater, il avait pourtant l’embarras du choix ! Pendant cette heure de cours, il aurait pu se pencher à son oreille et dire : Tu sais, j’ai été élevé par des tueurs, j’ai su faire démarrer une voiture volée avant même de savoir parler, je sais remonter un P .38 les yeux bandés et, en cachette de ma mère, mon père m’a fêté mes douze ans dans une boîte de strip-tease. Toutes choses vraies mais dont il n’avait aucun droit de parler, et quand bien même, ça ne lui traversait pas l’esprit, parce que auprès d’elle il redevenait un garçon comme les autres qui, pour impressionner une fille, rêvait de courir plus vite et de lancer plus loin. Mais la sonnerie retentissait déjà et Lena se précipitait dans le couloir pour raconter à Jessica le néant de l’heure écoulée. Warren maudissait alors la terre entière, honteux d’avoir raté pareille occasion. Dans le hall, il croisait tant de jeunes gens qui se pavanaient, une fille à leur bras. Ces gars-là avaient bien plus de courage que lui, tout Manzoni qu’il était. Dans d’autres établissements, il avait été un petit caïd à qui l’on prêtait allégeance, c’était lui qui impressionnait les filles et non l’inverse. À peine un an plus tôt, dans un précédent lycée, une grande de terminale avait tenu à être sa première, comme elle disait. Je serai ta première femme, tu ne m’oublieras jamais, toute ta vie tu te souviendras de Béatrice Vallée.

Depuis que Warren avait cessé de se voir en futur grand architecte de la Cosa Nostra, il avait perdu toute sa morgue, tout son aplomb, et il existait désormais aux yeux des autres comme le quidam de la rue. Ses professeurs le disaient trop timide et ses rares copains le voyaient disparaître dès la sortie des cours. Une seule fois il avait accepté une invitation à une fête dans l’espoir de croiser Lena Delarue. Warren n’avait trouvé sa place nulle part, gauche en toutes circonstances, humour pas drôle, danse empruntée, incapable de s’insérer dans une conversation. Lena s’était amusée comme une petite folle, si à l’aise dans son âge et son époque.

À trop rester en souffrance, Warren profita du passage de sa sœur dans la maison parentale pour se plaindre des filles.

— Bon, arrête de chialer, comment elle s’appelle ?

— Qui ?

— Celle que tu n’arrives pas à intéresser.

— … Lena.

— C’est quoi, le problème ?

— J’ai l’impression d’être invisible.

— Depuis combien de temps ?

— Ça fera six mois dans dix jours.

Belle essaya de l’aider sans toutefois éviter les poncifs d’usage, les conseils les plus attendus, et ne réussit pas à se convaincre elle-même.

— Faudrait qu’elle se rende compte que j’existe.

— Tu ne seras jamais un premier prix de mathématiques, tu cours le cent mètres moins vite que moi, je te trouve très beau mais surtout parce que tu es mon frère. Bien sûr, tu possèdes un mouchoir taché de sang ayant appartenu à Lucky Luciano, mais ça ne va pas te servir à grand-chose avec ta Lena.

— J’ai bien une idée, mais…

— Je n’aime pas quand tu me regardes avec ces yeux-là. C’est quoi ton idée ?

*

La nuit tombait déjà sur la colline de Mazenc et Fred quitta son transat, bientôt suivi par Malavita. Il retourna vers sa machine à écrire en grognant contre Maggie qui n’avait pas appelé de la journée. Selon lui, c’était à elle de donner signe de vie. Ceux qui partent se manifestent auprès de ceux qui restent, jamais l’inverse. Depuis que madame passait la semaine à Paris pour s’occuper de sa boutique, elle ne rentrait pas à la maison avant le vendredi soir, et les journées se faisaient plus longues à partir du mercredi. Or, c’était précisément ce jour-là qu’il aimait l’avoir au téléphone pour s’entendre dire des choses aimables, et dans sa langue maternelle, car rares étaient les occasions de parler anglais dans le petit village de Mazenc, Drôme, a fortiori avec l’accent de Newark, New Jersey. Il allait pester jusqu’à ce que le téléphone sonne, il allait lui en vouloir, la traiter de tous les noms, sa rage allait même déborder sur son écriture, il allait tuer un personnage qui n’avait rien demandé et qui aurait pu survivre jusqu’à l’épilogue. De fait, en plein milieu du chapitre, il créa de toutes pièces un personnage de femme quinquagénaire prénommée Marge, qu’il faisait périr dans d’atroces souffrances et dans des circonstances peu claires, mais qui obligeraient le lecteur à remonter quelques pages en amont, persuadé d’avoir raté quelque chose. Quand, à dix-huit heures, la sonnerie du téléphone retentit enfin, Fred ne put s’empêcher de se trahir dès les premiers mots :

— Tu me manques, mon amour. Et moi, je te manque ?

— Fred, s’il te plaît…

Il comprit la phrase muette qui suivait : Fred, nous ne sommes pas seuls, ne sois pas si familier. Depuis dix ans que leur téléphone était sur écoute, Fred avait appris à ne plus se censurer, mais Maggie ne parvenait pas à oublier un Peter Bowles qui, un casque sur les oreilles, était prêt à enregistrer la conversation à la moindre formule suspecte.

— Ces gars-là n’écoutent que ce qu’ils veulent entendre, Maggie, ils se foutent de nos petits mots doux. Ils cherchent le secret d’État, le langage codé, la preuve formelle d’un complot, mais nos petits secrets à nous, ils ne veulent même pas les connaître.

— Fred, arrête ou je raccroche.

— … Hein que tu t’en fous, Ducon ? Tu t’en fous de savoir que ma femme me manque, tu ne peux pas comprendre parce que tu n’as pas de femme. Pour toi, c’est de la littérature, une femme qui manque à la maison. Manquer à quelqu’un, tu ne sais pas ce que c’est, sac à merde, tu n’as jamais manqué à personne et personne ne te manque jamais ! C’est pour ça que tu es apprécié par ta hiérarchie, aucun moyen de pression sur toi, et si tu meurs en mission pas besoin de prévenir ta veuve ni de faire une collecte pour tes gosses, pas de pension, tu ne coûteras pas cher au contribuable ! Tu ne connais pas l’odeur chaude que laisse ta femme quand elle quitte le lit, c’est une odeur qui ne change jamais mais qui disparaît vite si elle dort ailleurs, et ça te manque, si tu savais… Mais tu ne sauras jamais !

— C’est bon, tu as gagné, imbécile.

Maggie raccrocha pour les laisser entre eux. Elle n’avait ni le temps ni la patience d’écouter son mari régler ses comptes avec l’Oncle Sam, tant pis pour lui s’il ratait les deux ou trois informations qu’elle avait à lui communiquer, elle ne rappellerait pas avant le lendemain.

— Salope ! hurla Fred qui raccrocha aussi.

Le pauvre Bowles, qui venait de se faire insulter, resta seul en ligne. Il s’accouda à la fenêtre pour calmer ses nerfs. Dans les aboiements de Fred, il n’avait pas entendu que des choses fausses, et c’était bien ce qui le rendait triste.

Il était devenu un agent fédéral comme on devient un champion, avec de la foi et de l’entraînement. Il avait été le plus jeune de sa promotion et avait rejoint les rangs de la DEA[2] où il s’était illustré à maintes reprises durant six ans. Et puis il y avait eu l’affaire du house boat de Sausalito, au nord de San Francisco. Une saisie de cinq tonnes de cocaïne sur un vieux navire rouillé reconverti en site d’hébergement pour des sans-abri qui ne s’étaient aperçus d’aucun trafic. Bowles, qui avait remonté seul la filière, avait pour une fois manqué de jugement et tardé à faire intervenir les renforts au moment du coup de filet. Du fait de son imprudence, son contact chez les trafiquants avait été exécuté, et un de ses collègues gravement blessé lors de la fusillade. Peter avait désormais trente-quatre ans et ses chefs lui avaient donné l’occasion de se faire oublier en France, en surveillant un ex-mafieux, autrement dit trois ans de purgatoire avant d’espérer retourner sur le terrain et d’exercer à nouveau son métier d’enquêteur.

вернуться

2

DEA : Drug Enforcement Administration, équivalent de la Brigade des Stupéfiants.