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Depuis qu’il avait pris son poste, la journée type de Peter ne variait pas d’un iota ; il se levait à six heures, enfilait un tee-shirt pour aller courir quarante minutes en montagne, puis rentrait prendre une douche, buvait un café et guettait les premiers signes de vie chez les Wayne. Il écoutait les appels entrants et sortants et, comme un garde du corps, accompagnait Fred dans presque tous ses déplacements — quand ce salaud-là n’avait pas décidé de disparaître une heure ou deux, juste pour le sport, juste pour mettre en pratique un énième stratagème que Peter ne saurait pas déjouer. Bowles se tapait donc le sale boulot — avec parfois l’impression de servir de larbin à un gangster — et vivait un peu plus mal chaque jour sa mise au placard : le silence, la solitude, le mépris de Fred, les insultes. Des insultes qui faisaient mal dès qu’il s’agissait de sa vie privée et, surtout, de son célibat.

À sa manière, Fred vivait lui aussi une forme de célibat, et lui aussi la vivait mal. Il venait de passer sur Bowles une mauvaise humeur destinée à Maggie, qui s’était mis en tête d’avoir une vie à vivre, des ambitions toutes personnelles, un emploi du temps, et des priorités. Pour chasser le spectre de la solitude, il décida de se faire plaisir et décrocha son téléphone.

— Bowles ? Ce soir, je vais dîner dans la petite auberge où ils font ce foie gras avec de la confiture de figues, dans ce bled au nom imprononçable.

— Cliousclat.

— Comme ça, si je vous perds encore dans les lacets comme la dernière fois, vous saurez où je suis.

Et Fred, satisfait, retourna vers sa table de travail, incapable de s’avouer qu’une part de culpabilité avait sa place dans ce coup de téléphone à Bowles, et qu’elle lui aurait gâché la soirée ou même empêché de dormir.

*

Juste après avoir raccroché au nez de son mari, Maggie regarda sa montre, jeta un œil sur le carnet de commandes déjà plein, puis sortit sur le pas de la porte, comme tous les soirs à la même heure, pour s’assurer du moral des troupes avant la bataille. Le sien avait connu des jours meilleurs mais elle savait cacher ses inquiétudes au reste de l’équipage, c’était même son devoir de capitaine. La Parmesane avançait contre vents et marées, une belle synergie avait été trouvée, à quoi bon leur annoncer qu’une machine de guerre, croisée en eaux calmes, voulait à tout prix couler leur petite embarcation ?

À quelques pas de la boutique, un certain Francis Bretet, gérant d’une pizzeria appartenant à une multinationale américaine, n’avait jamais soupçonné l’existence de La Parmesane avant le coup de fil, trois mois plus tôt, de son responsable régional, Paris/Grande Couronne. Ce dernier lui avait signalé une baisse de 9 % de son chiffre d’affaires, quand les dix-huit autres succursales parisiennes avaient augmenté le leur de 11 % en moyenne. On lui avait demandé des explications.

Tous les fast-foods du coin appartenaient à la Finefood Inc., le même groupe que le sien, basé à Denver, et jamais Francis Bretet ne s’était soucié de la concurrence. Il ne s’était pas aperçu que ses propres serveurs et livreurs allaient prendre leur pause déjeuner au coin de la rue, assis sur un banc, le nez dans une barquette en alu. Les pizzas et tous les autres plats de la carte avaient beau être gratuits pour son personnel, celui-ci préférait se restaurer dans cette petite échoppe sans enseigne et sans âme, et qui, de surcroît, ne proposait qu’un seul plat : des aubergines au parmesan.

— Des quoi…?

Francis Bretet avait dû se rendre à l’évidence, cette Parmesane avait réussi à lui confisquer des clients. Une structure insignifiante, une cuisine familiale, une distribution artisanale, le degré zéro du professionnalisme. Le temps d’identifier l’ennemi, et son chiffre d’affaires était passé de -9 % à -14 %.

À -17 %, il avait été convoqué au siège européen, à Gennevilliers, où la direction générale lui avait demandé des détails sur ce manque à gagner.

— Cette Parmesane, c’est quel groupe ?

— C’est une maison indépendante.

— Combien de succursales ?

— Aucune, juste la maison mère.

— Quel est le produit d’appel ?

— Les aubergines au parmesan. Du reste, c’est leur seul produit.

— Comment ça, leur seul produit ?

— Ils n’ont rien d’autre à la carte. Ni boissons, ni entrées, ni desserts.

— …?

— Ni viandes non plus.

— Des aubergines à quoi ?

— Au parmesan. C’est un peu le principe des lasagnes mais vous remplacez les feuilles de pâte par des lamelles d’aubergines.

— Combien de parts par service ?

— Trois cents à 6 € la part, et deux services par jour.

— Quelle est son augmentation proportionnelle ?

— Aucune, ils ont stabilisé à trois cents parts depuis maintenant un an.

— Ils ne cherchent pas à augmenter le chiffre d’affaires ?

— Non.

— …? Combien d’employés ?

— Deux à plein temps, deux à temps partiel.

— Impossible. Ils ne peuvent pas faire un sou de bénéfice.

— C’est exact : ils ne font pas un sou de bénéfice.

— Mais qui sont ces gens…?

— Je suis en train de me renseigner.

— Et ces aubergines, qui les a goûtées ?

À ce jour, personne. Francis Bretet eut pour mission d’y aller voir par lui-même. Il eut beau prétendre qu’il y avait de la place pour tout le monde, et qu’il fallait encourager une petite structure, Maggie lut dans son regard l’envie furieuse de la voir à terre. Elle l’invita en cuisine pour lui servir une portion d’aubergines, dont il mâcha une bouchée, pressé de l’avaler pour décréter que C’est bon, mais ce n’est pas le goût du public. Vous bénéficiez d’un phénomène de curiosité, mais à court terme la courbe de vos ventes va s’inverser, et personne n’y sera pour rien. Les lois du marché, madame Wayne.

Maggie n’était pas prise au dépourvu, c’était bien elle qui, en s’installant rue Mont-Louis, s’était imposé un challenge. On l’avait traitée de folle quand elle avait osé ouvrir en face d’un géant de la restauration, un géant qu’elle avait vu naître, trente ans plus tôt, les soirs où, avec des copains, ils décidaient de pousser jusqu’à New York pour aller danser. Elle avait vu s’implanter un des tout premiers restaurants, sur Mercer Street, et se souvenait même de la première publicité à la télé, une immense pizza qui fait la joie de toute une famille, et de ce logo qui allait désormais faire partie du paysage urbain. Ceux qui savaient ce qu’était une pizza, à commencer par les Italiens et descendants d’Italiens, n’y mettaient jamais les pieds, mais ça n’avait pas empêché le colosse de s’asseoir sur son trône et de dominer le monde de la restauration rapide. Aujourd’hui, il détenait douze mille restaurants sur la planète et en ouvrait un nouveau chaque jour. Comment la brave Maggie, avec ses aubergines, pouvait-elle faire de l’ombre à ceux d’en face comme les appelait Clara ?

Francis Bretet sortit de leur rendez-vous convaincu du fort potentiel commercial de l’aubergine. Moins de deux mois plus tard, apparaissait sur leur carte, entre les pizzas, les ailes de poulet frites, les salades de pâtes, et les glaces aux noix de pécan, un plat de lasagnes d’aubergines au parmesan. L’équipe de La Parmesane ne put s’empêcher de les tester, plus par curiosité que par peur de la concurrence. Il s’agissait d’un produit entièrement industriel, à base d’aubergines aqueuses faute d’avoir été travaillées, de sauce tomate aigre faute d’avoir été mijotée, et de croûtes de parmesan largement mélangées à de l’emmental. En guise de recette, l’empilement des trois suffisait. Sortie de sa barquette, la chose, de couleur orangée et luisante, ne sentait rien sinon le gras, et ne proposait rien de plus à la dégustation. Le tout pour 4,50 € la part, un produit hors de prix pour son goût infect. Sur un prospectus distribué dans les boîtes aux lettres, assorti d’un petit topo sur les qualités nutritionnelles de l’aubergine, ils eurent le culot de faire passer la chose pour un produit diététique — lasagnes végétales.