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Maggie, pour avoir vécu avec un gangster mû par l’appât du gain à son degré le plus féroce, ne remettait pas en question la logique du profit maximal. Mais elle ne parvenait pas à comprendre comment des industriels de l’alimentaire déployaient tant d’énergie et de moyens au service de la médiocrité. Combien d’ingénieurs avaient travaillé sur ce nouveau produit ? Combien de nouvelles machines avait-il fallu concevoir pour optimiser la fabrication ? Combien de scientifiques avaient cherché cette alchimie de composants artificiels, d’exhausteurs de goût et d’agents de texture pour combler la carence des matières premières ? Combien de concepteurs-rédacteurs avaient planché sur une communication pour donner à l’écœurant les couleurs de la gourmandise, pour coller l’étiquette d’équilibre à une petite catastrophe calorique, pour choisir la typo du mot sain et du mot goût destinés à un public qui en avait perdu le sens ? Maggie était épatée par tant d’efforts et d’inventivité dans le seul but de transformer l’argent en gras et le gras en argent. Mais elle n’était pas de taille à partir en croisade contre un cynisme aussi performant dans l’art de la distribution de masse et du marketing. Elle avait un autre combat à mener, exactement à l’opposé, et celui-là méritait toute son énergie : La Parmesane était l’expression naïve d’un désir de bien faire et d’un besoin de solidarité ; rien de tout cela n’avait de prix.

*

Belle trouvait François Largillière impossible et le lui disait parfois, « François Largillière vous êtes impossible », ce qui le mettait en joie. Il avait dix ans de plus qu’elle, vivait seul et sans attaches, savait se rendre disponible. Belle ne lui connaissait qu’un seul défaut : son peu de goût pour la vie réelle. Quand elle était en colère contre lui, elle le traitait de nerd, un mot que François avait dû chercher dans le dictionnaire : personne à la fois socialement handicapée et passionnée par des sujets liés à la science et aux techniques.

Tout jeune, il avait suivi un cursus de sciences expérimentales afin, disait-il, de comprendre les mécanismes de la nature et du vivant. Il s’était découvert un réel talent en informatique et s’était spécialisé en intelligence artificielle et en interface homme/machine. Un éditeur de jeux vidéo lui avait demandé un nouveau simulateur de situations de combat mais François s’était vite lassé de la banalité des produits qu’il fabriquait, et avait décidé de consacrer tout son temps libre à élaborer son propre jeu. Au bout de centaines de nuits et de trop courts week-ends, il s’était senti prêt à présenter au monde le concept de MIND. Man Interaction Neuronal Designer. Un jeu en ligne qui avait obtenu un succès immédiat, et qu’il avait revendu à sa société, moyennant 1 % du prix des abonnements.

Devenir un homme riche lui avait permis de s’inventer une vie coupée du monde, hors de son époque, à l’abri des excès de l’espèce humaine. Il sortait rarement de son grand duplex qui donnait sur les jardins du Luxembourg, se réveillait tard et commençait la journée dans sa propre salle de sport, puis faisait ses courses sur Internet. Il donnait des nouvelles à ses amis par courrier électronique — des amis qui se raréfiaient à force de ne plus les voir — et la plupart de ses rendez-vous professionnels avaient lieu devant son écran, en vidéoconférence. Puis, le nez rivé à son ordinateur, il se consacrait à optimiser MIND, dont il sortait une nouvelle version tous les deux ans. Le soir, il commandait ses repas par téléphone chez des traiteurs haut de gamme, puis il retournait travailler, parfois jusque tard dans la nuit, ou bien il s’enfermait dans sa salle de projection pour voir des films sur un écran aussi grand que celui des cinémas. En allant se coucher, il priait le ciel pour que la journée du lendemain fût aussi délicieuse que celle qui s’achevait.

— Ça peut durer très longtemps comme ça, lui disait Belle. Compte tenu de votre forme physique, de votre régime alimentaire, de votre manque de stress et des très faibles risques d’avoir un accident de la route, vous pouvez battre des records de longévité.

Belle ne ratait jamais une occasion de lui avouer son aversion pour l’informatique en général, les nouvelles technologies, et surtout, les jeux vidéo. Des années durant, son frère Warren s’était pris pour un guerrier du futur et avait combattu des monstres d’une rare cruauté en frappant des poings sur un clavier jusqu’à frôler l’épilepsie. Bricolages d’enfants attardés, agressivité exacerbée, émotions factices, elle y voyait une démission du genre humain, un conditionnement par la machine, un refus du quotidien au profit d’une projection mentale aliénante. Largillière en était la preuve vivante et ne sortait déjà plus de son univers.

François se défendait de contribuer à l’abrutissement des masses ; dans son jeu, il n’était pas question de donjons, ni de dragons, ni de lance-roquettes à antimatière, ni d’univers fantasmagoriques et décadents, et les usagers de MIND n’étaient pas des adolescents ultra-violents hallucinés par des écrans dégoulinant d’hémoglobine. MIND fabriquait des fictions alternatives, des histoires sur mesure pour chaque joueur, selon ses affinités et ses envies. Le jeu était capable d’analyser leurs réactions émotionnelles et leur proposait des situations vers lesquelles ils tendraient spontanément dans la vie réelle comme elle disait si bien.

— C’est un peu comme si vous étiez projetée dans un film écrit pour vous mais dont vous ne connaîtriez jamais la suite.

— …?

— Dans mon jeu, on peut croiser des personnages virtuels qui ne servent qu’à nourrir l’action, mais aussi des personnes vivantes connectées en même temps que vous, pour discuter avec elles ou faire un bout de chemin ensemble.

— … Un bout de chemin ensemble, vous vous rendez compte de ce que vous dites, Largillière ?

Convaincu que son jeu faisait œuvre de salubrité publique pour tous les reclus du monde, François Largillière admettait cependant que la vie réelle était sans doute le meilleur endroit pour y croiser une Belle Wayne.

*

Pour se rendre visible aux yeux de celle qui lui faisait battre le cœur, Warren avait eu une idée saugrenue : apparaître à la fête de Dorothée Courbières avec, à son bras, un cataclysme blond.

— Comment parviens-tu à me faire faire ce que tu veux ? soupira Belle. Je te déteste pour ça !

— C’est pas que ça m’enchante mais les circonstances l’exigent. Et mets-y un peu du tien.

— Tu voudrais qu’on se roule des patins, en plus ?

— On l’a déjà fait.

— Tu avais cinq ans et moi huit !

De fait, ce soir-là, ils s’amusèrent comme des enfants à jouer les amoureux en public et à afficher leur complicité aux yeux du monde. Personne ne pouvait se douter que leurs œillades sensuelles étaient en fait des regards d’une profonde affection fraternelle, que leur façon de se prendre par la main était le signe d’une solidarité indéfectible, de celles qui unissent à jamais ceux qui ont surmonté ensemble de terribles épreuves. Belle manœuvrait mieux que son frère ne l’avait rêvé. Elle se rendait aimable aux yeux de tous, présente dans tous les groupes. Leur comédie de tourtereaux fonctionnait au-delà de leurs espérances. Le temps d’un verre de sangria, elle venait s’asseoir sur les genoux de son frère, et les jeunes gens présents auraient tout sacrifié pour être à la place de Warren. Les filles, troublées par leur étrange connivence, se demandaient quel mystère entourait ce garçon d’ordinaire si effacé.