D’ailleurs mon slogan, c’est « L’auteur qui prend du recul avant d’écrire ». Pas emballer dans le feu des réalités, au moment qu’elles s’opèrent, mais garder la tête froide, l’œil clair. Je suis un type sans idées préconçues, sans parti. Ça, surtout : sans parti. Parce que je ne pourrais supporter que, pendant une seule minute de ma vie, ma pensée marche au pas. Au pas de l’oie et de l’autre. Au pas de con cadencé. Chacun ses lunettes, fiston. Il mourra intact, Sana. De sa belle mort, en ayant évité toute contamination. J’aurai tout inventé, au long de ma vie : mes religions, mes doctrines, mes véroles, mes virus, mes amours, mes travaux : à preuve… Tout. Bien seul, calfeutré dans ma trouille du dehors. Blotti, fœtal, d’un bout à l’autre. La fusée… Vrrroum !
Le chef est terrible. La manière qu’il met son pied gauche en avant, s’arc-boute pour nous vaporiser. Ça ne trompe pas. C’est officiel qu’il va défourailler. Nous en coucher un paquet avant de gerber, pour créer la panique, garantir sa fuite.
Et alors le dernier fantôme qui s’apprête d’escalader[3] la dernière marche du bus volant, tu sais quoi ? Il lance sa valise dans les flûtes du chef, par-derrière. L’autre titube. Pendant qu’il récupère son équilibre, le fantôme épaule sa mitraillette et lui en lâche une seringuée dans le baquet. Le chef fait une cabriole et se met à tourniquer sur le pont en émettant des râles. Le fantôme ne perd pas de temps. À présent, il saute de l’escalier d’accès, s’agenouille, et rrran rrran rrran, bien posément, tu le verrais, arrose l’appareil : les pales, le moteur, la carlingue.
Tout son chargeur y passe, à bon escient. Un technicien. Pas de gaspillage. C’est pas la volée de dragifs virgulée à la diable à la sortie de l’église. Du boulot appliqué. Utile. On perçoit des cris à l’intérieur du coucou. Un remuement noir. Et puis c’est le « chpalouf » inattendu, impressionnant, de grande beauté violente. Le coléoptère explose et s’embrase. Mais d’un coup. Gigantesquement. Comme si on l’avait préalablement inondé d’essence. Les occupants qui avaient déjà dû s’attacher n’ont pas le temps de se libérer. Ils sont captés, engloutis par le foyer forcené qu’attise l’air du large. Le fantôme, gagné par le jaillissement du feu, s’enflamme. Je me précipite. T’en ferais pas autant, toi ? Heureusement qu’il est juste drapé dans un drap. Je biche un coin d’icelui, tire fort. Ouf, il n’était que temps. L’ex-fantôme est un personnage corpulent, aux vêtements éclatés comme une peau de marron cuit au four. Je l’aide à se débarrasser du bas lui servant de cagoule.
— Dedieu de bordel, j’ croyais crever, bagoule le Mastar en postillonnant à tout va.
Je pourrais m’exclamer des trucs dans le style : « Quoi ! Comment ! Toi ! Se peut-il ! Mais raconte… »
Je me contente de le mater avec une paire de zœils tellement fixes qu’on a déjà vu des yeux de verre plus malicieux.
— Ouais, c’est moi, répond-il à mon absence de questions. Ça me les brisait de rester inactif. Figure-toi que pendant mon coup de brosse à la Yuchi, je m’ai aperçu qu’elle portait une médaille toute pareille à ceux qui se la radinaient pour embarquer. J’ai couru me déguiser avec un drap et un bas de la gosse, puis je m’ai mis sa médaille autour du cou. Je fus bien aspiré, non ? Sans mécolle y’ aurait eu du grabuge à bord…
Je le remercie d’une double poignée de main longue durée, façon : le père Mathieu réamorce la pompe.
— Vous comprenez quelque chose à tout ceci, vous ?
C’est le Pacha. Tout crispé, pâlot, nerveux. Il lui vient des tics, tellement tout ce circus lui perturbe sa belle vie de loup de mer. Il se gratte les noix avec le tuyau de sa pipe, ou bien se le fourre dans l’oreille.
— Toujours pas très bien, commandant.
Naturliche, il a donné des ordres, et les pompelards du bord s’activent autour du lécoptère avec leurs lances. Mais c’est une épave qu’ils essaient d’éteindre. Un gros truc calciné au sein duquel des cadavres réduisent à grand feu.
Des âmes charitables — tu en trouves partout — ont traîné le chef loin du brasier. C’est un paquet de sang. Il dégouline de ses orifices, le gredin. N’est pas mort en plein, puisqu’il bouge. Ses mains griffent le pont, sinistrement.
Je lui arrache sa cagoule.
Tu crois peut-être que je te vas assaisonner un coup de théâtre de gala, te déclarer qu’il s’agit d’une très haute personnalité : Kissinger, Canuet, l’amiral Tito ou Poché d’Ayan. J’ suis sûr que t’attends ça, glouton de sensations tel que je te sais.
Eh ben, nenni mon zami. J’ignore tout du bonhomme de quelque quarante carats, un peu chauve, à moustaches noires, qui agonise sur le plancher du Pont Grill (lequel n’a jamais autant mérité son nom, je te ferai voir des photos, car y’ en aura, tu pourras choisir, avec tous les Kodak qu’on dispose. Clic-clac. Maintenant que le danger s’est renvolé, ils s’en donnent à cœur joie, les Gueux : l’incendie, le blessé, Béru, les mitraillettes au sol. Clic, clac. Zoom, pas zoom ! Grand angulaire pour grands ongulés. Ça fonctionne).
Il bredouille des machins en anglais. C’est tout menu, gargouillant, inaudible. Pourtant j’écoute. Et à force d’attention je capte des mots : « bateau ». Boat, ça veut bien dire bateau, hein ? Et aussi « revenge », qui signifie vengeance, sauf erreur ?
Il parle aussi de l’eau…
La mer…
Je colle mon oreille tout contre ses lèvres.
— Parlez plus fort, vieux, je lui demande d’un ton très naturel, comme deux qui bavarderaient dans la chambre des machines.
Le plus étonnant, c’est qu’il a le réflexe d’obéir. Son restant de lucidité se rassemble.
— C’était inutile…
Voilà ce qu’il déclare, le moustachu au crâne en peau de fesse.
— Qu’est-ce qui était inutile, ami ?
— Le Thermos sautera dans moins d’une heure… Opération vengeance…
Et alors, s’étant démoli le bout de santé qui lui restait pour sortir ces quelques phrases inquiétantes, il me meurt contre. Son dernier souffle qui me chatouille le tympan.
Désagréable.
Très désagréable.
Je me relève en m’agitant l’auriculaire dans le conduit auditif, puisqu’il est fait uniquement pour ça, que même on lui a donné ce dégueulasse qualificatif. De quoi remettre en question les autres salsifis de la main, les aligner sur cette notion utilitaire. Tiens, le médius, je l’appellerais volontiers le vagiculaire, tandis que le pouce deviendrait le trouduculaire. T’es dac ? On le fait ? Banco !
— Il t’a causé avant de becter du néant ? s’informe le Surpuissant.
— Il m’a annoncé que le bateau allait sauter d’ici moins d’une heure…
L’Irremplaçable se gratte le grenier à fourrage.
— Faut qu’on accouche la Yuchi et son julot, malgré qu’ils fussent dans le sirop de rêves ; ils font partie de la bande puisque la gonzesse avait une médaille au cou. Cette médaille, c’était pour ainsi dire, la carte d’embarquement de la Compagnie des Hélioptères.
On va au Nirvana.
Rien de changé.
Le mage et Gahna en écrasent en bredouillant des délires.
Le camarade Chlag idem…
Y’ a que la môme Yuchi qui paraît entre deux eaux. Mi-lucide, mi-comateuse. La prunelle cloaqueuse. Les ratiches serrées, ce qui lui fait saillir la mâchoire (elle aime tout ce qui est saillie, cette morue).
Malgré ses dents soudées, elle lance des « encore ! encore ! » en trémoussant du fion. Probable qu’elle a toujours la chaglatoune pâmoisée, Ninette. La friscouille en survoltage. Elle en veut. N’a besoin. Béru ne l’a pas éteinte. Elle est inéteignable pour le moment. Y’a des gonzesses, ça leur fait ça. Comme une indigestion de cantharide. Leur vient un volcan dans l’entre-deux. En fusion, à profusion.
3
Me fait pas toujours ch… comme quoi c’est pas français. Je ne suis pas là pour écrire français. Si t’es puriste, relis ta feuille d’impôt, elle, elle est en pur français, garanti académique, pauvre melon !