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— Et c'est un lance-flammes qui t'a déloqué pareillement ?

— Non, une de ces gentilles dames, fait Lathuile en dégageant la baie de son considérable volume. On m'avait parlé des Eurasiennes avec tant de chaleur que j'ai demandé à venir ici. Voilà trois jours que j'expérimente le cheptel de Maman Nlatron Che Pâ, et je m'apprête à décerner la palme d'or à sa rosière la plus méritante, si tu veux assister aux fêtes du couronnement, rapplique.

Je cède à l'invite et je m'aperçois que le mirage supposé de Béru n'en était pas. Il y a bel et bien (belles et bien) dans le salon une flopée de chouettes poupées toutes plus nues les unes que les autres.

Nous franchissons la baie, le Gravos et moi, et serrons la main de Lathuile avec conviction.

— Ça m'aurait étonné que tu n'aies l'adresse de Maman Nlatron Che Pâ, complimente le journaliste. C'est la plus belle taule d'abattage de tout l'Extrême-Orient ! Admire un peu ces petites crémières, San-Antonio !

J'admire. Un essaim de seins de saintes-nitouches nous assaille, nous cerne, nous braque. Faut se soumettre ou se démettre, se rendre ! La tuile joue les maitres de maison. Il guide notre choix, manage nos forces. Bref, on oublie pour un temps la mission privée que je nous suis confiée afin de plonger à corps éperdu dans des délices qui méritent vraiment d'être mises au pluriel et au féminin. Une heure de séance ! C'est beau, Saigon, croyez-moi ! Et les pensionnaires de Maman Nlatron Che Pâ ont dû avoir de sérieux entretiens privés avec leur maman avant de prendre du service dans cette turne. Vous direz pas, mais c’est formide le hasard qui nous amène dans cette très hospitalière maison ! Après qu’on a poussé sa goualante, on nous offre du thé au jasmin. Béru réclame du beaujolais vu que l'eau chaude, il ne s'en sert que pour faire courir des panaris, et on lui en donne.

Il a raison, Lathuile, c'est bien la crèche la plus sensationnelle d'Extrême-Orient. Les exercices corporels nous ayant quelque peu épuisés, nous nous mettons à deviser de conserve, vautrés sur un sofa profond comme un proverbe chinois.

— Et toi ? me questionne le reporter en s'épongeant le front entre les seins d'une jouvencelle.

— Quoi, moi ?

— C'est pas en touriste que tu es venu à Saigon, je suppose ?

— En effet, je suis mandaté par le service des poids et mesures pour mesurer le 17° parallèle.

— Toujours l'esprit de l'escalier, à ce que je constate ?

— De plus en plus, y a que ça qui parle, mon vieux Rouletabille ! Quand tu veux faire dans le spirituel, tu es seul à comprendre tes propres astuces. T'as dû t'en apercevoir depuis le temps que tu commets tes insanités ?

Il hausse les épaules.

— Dis, copain, on a toujours marché la main dans la main tous les deux, alors te dissimule pas derrière un nuage artificiel de couenneries. Aboule un peu les raisons de ta présence à Saigon !

— Si je te les disais, tu ne me croirais pas, assuré-je fort gravement.

— J'ouïs tout de même…

— Stupes ! Un réseau de trafiquants vient de jeter l'émoi à Paname et on m'a chargé d'en trouver la source.

— Ici qu'est-ce que tu peux fiche, t'es plus en France ?

— Pas besoin d'être en France pour repérer des malfrats, Lathuile ! Et pour toi, ça usine, oui ? A part les lupanars du patelin, tu vas te promener un peu sur les champs de bataille ou si tu écris tes papiers de chic, comme d'habitude ?

— Trop de moustiques dans les rizières soupire-t-il, j'ai beau me coller du Pipiol, dès que je vais plus loin que Cholon j'en ai pour deux jours à me gratter. C'est pas marrant, je te jure, je préfère prendre mes tuyaux à l'Etat-Major où je compte quelques sympathies.

Ça me fait dresser le lobe. Je bâille pour cacher ma joie et je demande :

— Ils ont l'air de se piquer au jeu, les Ricains, non ?

— Tu parles. Leur rêve, c'est de filer leur camelote atomique sur la Chine. Ici on n'est que dans l'antichambre de la vraie guerre, laquelle éclatera un peu plus tard et un peu plus loin.

— Tu estimes qu'ils le feront ?

— Ils dormiront pas tranquilles avant. N'oublie pas que, comme le fait remarquer mon excellente consœur Hélène Taurnaire, jusqu'ici il n'y a qu'eux qui aient employé la force nucléaire contre un peuple ; y a que la première bombe qui coûte !

— Oui, fais-je semblant de méditer, ils ne plaisantent pas. Et les troupe, ça suit ?

— A bloc. Faut dire qu'on les conditionne avant de les expédier ici.

— Pas de défections ? Le communisme, c'est comme la rougeole, ça s'attrape après tout.

— On leur file trop les jetons avec l'épouvantail rouge pour qu'ils lui tombent dans les bras, affirme Lathuile.

Je voudrais bien l'amener à parler de Curtis. Des fois qu'il aurait des tuyaux pour moi ?

Seulement, avec une fine mouche comme Lathuile (mouche à miel, certes, mais fine) il s'agit d'avancer avec précaution afin de ne pas lui mettre le prépuce à l’oreille, comme disait Jeanne d'Arc. C'est un zig qui aurait vite fait de me dépister les idées de derrière la tronche. Vous parlez : un gars capable de vous décrire minute par minute la mort de Jean XXIII sans quitter son appartement de La Varenne, ou de vous faire vivre la visite du Général à Pékin alors qu'ils n'y sont allés ni l'un ni l'autre, c'est un forcé de première dimension !

— Il n'y a pas de transfuges ? je questionne nonchalamment en titillant du bout de l'index la raie médiane d'une coquine Cambodgienne.

— Rare, rétorque-t-il. Et lorsque ça se produit d'aventure, les boys-scouts à Johnson ne leur font pas de cadeaux ! Tiens, après-demain, aux aurores, on flingue un capitaine qui s'entendait trop bien avec les archers d'Hô-Chi Minh.

— Oh, dis-donc, bâillé-je, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère.

— Non plus qu'avec la crosse du flingue. L'officier en question va être passé par les armes dans la tour du cantonnement devant le front des troupes. Même que les correspondants de guerre étrangers, dont moi, sont invités à la cérémonie, de manière à pouvoir rendre compte aux autres nations de l'esprit rigide qui règne dans les forces ricaines.

— Décidément y a de la distraction ici, rigolé-je, en ignorant de toutes mes forces le vilain pincement qui me tord la pompe cardiaque.

— Et c'est varié, plaisante Lathuile. Note bien que je pense décliner l'invitation.

— T'as l'âme trop sensible, petite nature plaintive ?

— Non, mais faut se lever trop tôt. Six heures du matin, ça va quand on te condamne au bourreau, mais lorsqu'on interprète le rôle obscur de témoin, c'est déraisonnable.

Il faut que je m'offre plusieurs autres questions, seulement, pour la raison précisée à l'étage au-dessus, j'hésite.

Heureusement, Dieu a créé le monde en six jours ; il s'est reposé le septième et a réalisé Bérurier le huitième, après sa journée de repos, car c'était vraiment un gros boulot ! Faut admettre qu'Il l'a réussi ! Béru, a priori, c'est un butor, un analphabète, un xénophobe, un primaire, un primate, un raciste, un nationaliste, un boulimique, un cogneur, un véhément, un intraitable, un irritant, un fonceur, un tourmenteur, un briseur, un alcoolique, un sanguin, un consanguin, un adultérin, un irrévérencieux, un célinien. Il ne connaît pas le latin, ni l'anglais, ni aucune autre langue que le béruréen vivant. Il ne sait pas qui est Claudel ou Sartre, ou Verlaine. Il n'apprécie pas la peinture. Il n'aime, en matière de musique, que Sambre et Meuse et elle me fait pouët-pouët, un peu la Marseillaise aussi, pour dire, le 14 juillet, quand Paris crie Embrase-moi ! Mais malgré cette formidable absence de qualités et cette non moins formidable accumulation de défauts, Alexandre-Benoît est un homme précieux. Pas intelligent, mais madré ! Pas analytique, mais opportuniste ! Pas philosophe, mais intuitif.