— Comment ça, blessé ? demande le sergent.
— Il a glissé dans l'eau savonneuse et s'est estourbi contre le mur. Il ne remue plus et son nez pisse le sang, explique le M.P.
— Fait voir, dit le sergent en se levant.
Il sort avant nous tandis que ses cinq hommes, peu captivés par l'accident, se remettent à distribuer les cartes. Béru qui n'a rien entravé me coule un regard tellement interrogatif qu'on pourrait s'en faire un crochet à bottines. Je le rassure et l'exalte d'un clin d'oeil.
Mine de rien, on file le train aux deux bonshommes. Le M.P. guide son supérieur rachitique vers un box. Le buste de mon vieux copain Curtis dépasse l'étroite cabine carrelée. Un autre M.P. se tient immobile auprès de lui, la mitraillette sous le bras. Franchement, on ne peut pas dire que la confiance règne. Le problo qui se pose à nous est le suivant : nous avons trois adversaires à neutraliser « gentiment » dans un laps de temps très bref, et en ne faisant pas de bruit pour éviter d'alerter les cinq bonshommes de la pièce voisine. C'est coton. Pas une virgule de seconde à perdre. Je file un coup de coude à Béru. Il me visionne. J'ai à son endroit un hochement de menton sur l'homme à la mitraillette. Dans notre langage, à nous, cela signifie : ce gars-là est à toi, je vais essayer de me payer les deux autres. Le sergent vient de s'agenouiller devant le « corps » de Curtis. Le premier M.P. attend ses réactions, les poings aux hanches. Mine de rien j’extirpe sa seringue en la tenant par le mort. Faut percuter le doublé du siècle, mes fils, je prends le bon angle, tout en m'assurant que Béru est maintenant à bonne distance du zig à l'a mitraillette. Et ça part. Un coup de crosse sur la nuque du militaire, un coup de savate dans celle du sergent.
Le Gros, avec un synchronisme que la T.V. française ignore encore, est rentré bille en tête dans l'estomac du deuxième M.P. Ce dernier lâche sa pétoire bégayante. Béru le finit de son traditionnel crochet au menton. Quinze ans d'expérience, modèle breveté S.G.D.G. Les trois messieurs se retrouvent dans le sirop avant de s'être demandé s'ils allaient bientôt recevoir des nouvelles des States. Je crois bien que nous n'avons encore jamais réussi un triplé aussi beau, ou alors c'est que la mémoire me fait défaut, — auquel cas je vous promets de sucer des allumettes et de me gaver de poisson.
— Tu peux te relever, Curt ! je murmure.
Mais il ne bronche pas. Cette crêpe d'aviateur, en voulant se démolir le noze s'est bel et bien mis out. Je fais à la va vite une tournée de vérification, à savoir que j'administre une ration de somnifère supplémentaire à chacun.
— Aide-moi à me désenturbanter ! enjoins-je au Gros.
Rapidos, je me débarrasse de mon pansement frontal, ensuite de quoi je récupère la chemise du premier M.P., je coiffe son casque et je m'empare de la mitraillette du deuxième.
— Prends Curtis sur tes épaules ! !
Le Gros est devenu un outil. Il est docile, précis. Il ne moufte pas.
— On ressort, dis-je. Direction l'ambulance.
Acquiescement silencieux de l'Hénorme. Notre cortège se met en route. Premier obstacle, le poste où les cinq soldats cognent du carton. Ils lèvent la tête en nous apercevant. Moi, à la lourde, je me retourne vers les douches et je lâche un déférent :
— O.K., sergent, on y va tout de suite !
…qui rassure les cinq gars. De toute manière comme ils n'ont de commun avec Einstein que la seconde nationalité de ce dernier, ils ne se posent pas de questions et, ne s'en posant pas à eux-mêmes, ne nous en posent donc point à nous. A peine si deux d'eux jettent un regard intéressé à mon vieux Curtis dont la frime fait penser à un steak tartare. Sa Majesté coltinante et moi passons sans encombre. Le couloir maintenant. Heureusement il est vide. C'est trop beau pour être vrai. Je me dis que la chance peut pas nous sourire à pleines dents longtemps encore : A quoi ça rimerait de jouer les fortiches, si tout se passait comme dans la Comtesse de Ségur, comme disait une amie de maman qui cachait ses économies dans le Larousse pour être certaine que son mari ne les trouve pas ! Je serais vite réduit au chômage si toutes mes entreprises réussiraient sans incident. Vous me flanqueriez mes bouquins au visage en me traitant d'abuseur de confiance, non ? Et vous auriez raison. Un auteur qui n'a que des choses insignifiantes à raconter ne mérite pas d'écrire. Il déshonore son Watermann. Et ses lectrices sont comme les pigeonnes : pigeonnées ! Vous imaginez une guerre dont le communiqué quotidien serait toute : R.A.S. ou une industrie dont la devise serait R.A.B. ?
Heureusement pour vous, juste comme je nous espère sortis de l'albergo, voilà les deux rouquins infirmiers (ou infirmiers rouquins, au choix) qui re-débouchent. Ils me reconnaissent pas puisque je me suis débandeletté, mais ils retapissent aussi sec le Gros et, qui pis est, comme disait une vache qui allait de mâle en pis, son chargement !
— Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-il.
— C'est rien ! Il s'est cogné contre le rebord de la douche, fais-je en montrant Curtis.
— Mais c'est Curt Curtis ! dit le plus rouquin des deux, celui qui ressemble à l'incendie de Chicago.
Il ajoute :
— Conduisez-le à la salle de pansements.
Moi, vous me connaissez et vous connaissez mon objectif ? C'est ailleurs que j'ai envie de conduire mon pote.
Aussi je ne balance pas. Ma mitraillette relève presque toute seule son vilain museau en direction des duettistes de la pénicilline.
— Vos gueules, bande de cloches ! j'aboie. Chopez Curtis et conduisez-le dans l'ambulance, sinon je vous arrose !
Ils s'exorbitent vilain, les deux blondinets de brasier.
— Vite, ou ça va pisser le sang ! je bouscule.
A cet instant, la lourde des toubibs s'ouvre et les deux mateurs d'estomac paraissent. En voyant la scène ils ont un geste d'effarement et veulent rentrer dans leur isba. Mais je fais un pas de côté pour les couvrir également.
— Arrivez, docs, je fais à mi-voix, et soyez sages biscotte je ne voudrais pas vous interpréter Hiroshima mon amour sur cette mandoline à répétition.
Les quatre mecs se défriment. C'est la seconde où tout se joue, mes filles. S'ils cèdent,les beaux espoirs nous sont permis ; s'ils se rebiffent, comme je ne peux décemment pas les buter, nous l'avons in the baba, comme disent les pâtissiers de langue anglaise-au-rhum.
Faut donc que je me mime un air terrific pour les impressionner, sinon je dépose mon bilan sur le plancher.
— Exécution, sinon je vous exécute ! crié-je.
Bérurier qui, sans être capable de lire Dickens dans le texte, est néanmoins capable de piger la nature de la scène, se déleste de Curtis et le tend aux infirmiers comme s'il s'agissait d'un polochon.
Vaincus, les deux rouillés s'en saisissent. M'est avis qu'il faut les mettre. D'une seconde à l'autre l'alerte va être donnée. Et tend elle sera donnée, croyez-moi ou allez vous faire peindre l'œil de Caïn dans le fond de votre slip, ça ne sera plus de la plaisanterie. On se fera tronçonner par les guerriers de Johnson avant d'avoir eu le temps d'envoyer des cartes postales à nos relations.
— Tous à l'ambulance ! enjoins-je.
Et je ponctue d'un coup de pompe dans les miches d'un toubib. Peut-être que, malgré ma seringue, j'essuierais une résistance si je ne disposais pas d'un nouvel atout. Cet atout c'est un Bérurier aux mains libres.
Sa devise, vous le savez, est la même que celle des notaires : peu de paroles, des actes ! En quatre paires de claques il a dominé la situation et nos gars hospitaliers sortent.