— Tu m’en donnes deux de plus.
Ce n’était que justice.
Le voyou se tortilla, fou de frustration. Machinalement, il voulut refermer la main sur le poignard pour l’écarter et poussa un cri de douleur, ôtant sa main entaillée jusqu’à l’os.
— Eh, le vieux, tu es fou ! bredouilla-t-il.
Said Mustala ne l’écoutait pas. Délicatement, il prit deux billets dans la liasse, remit tous les billets dans sa poche, abaissa son poignard et lança :
— Sauve-toi, voleur.
Le garçon ne se le fit pas dire deux fois, s’enfuyant à toutes jambes vers la rue Ratocka.
Cent mètres plus loin, il tomba sur une voiture bleu et blanc de la Milicja arrêtée au coin de la place. Le conducteur lui adressa un signe amical. Tous les policiers du coin connaissaient le changeur clandestin. Celui-ci s’approcha de la voiture et le conducteur aperçut sa main ensanglantée.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Un fou ! explosa le jeune homme. Un vieux fou avec un grand couteau ! Il m’a attaqué sur la place Zrtava Fasizma. Sûrement un fasciste Oustachi.
Les deux policiers se regardèrent. Un Oustachi dans les rues de Zagreb, en 1991… S’il n’y avait pas eu la sale blessure, ils n’auraient prêté aucune attention aux propos du jeune homme. Mais on ne sait jamais…
— Allez, monte, dit le chauffeur, on va aller voir.
Chapitre V
Dobroslav Babic regarda sa montre pour la centième fois. Que faisait cet imbécile de Said Mustala ? De l’esplanade entourant la nouvelle mosquée de Zagreb, construite au milieu d’un immense terrain vague, entre l’avenue Beogradska et l’avenue Marina Drzica, tout près de la Sava, il avait une vue parfaite.
Une voiture venait de s’arrêter dans le parking situé à une centaine de mètres et il l’observa. Quatre hommes en sortirent et se dirigèrent vers la mosquée. Pas de Said Mustala. À droite, des gosses jouaient au pied de HLM minables que leurs structures métalliques faisaient ressembler à de vieilles boîtes de conserve. La mosquée tout en marbre, à côté, avait l’air d’un Palais des Mille et une Nuits.
Les quatre hommes arrivèrent à la hauteur de Dobroslav Babic. À leur accent, il reconnut des Albanais. Probablement des membres de la « Mafia Remuza »[18] qui venaient traiter tranquillement leurs affaires dans le restaurant de la mosquée toujours déserte. Elle était trop éloignée du centre et il fallait une voiture pour s’y rendre, ce qui ne facilitait pas les choses, mais pour Said Mustala, c’était un point de repère facile.
Soudain, Dobroslav Babic eut une illumination : du temps où Said Mustala vivait à Zagreb, cette mosquée-là n’existait pas ! Il n’y avait que la petite en plein cœur de la ville construite par le Poglovnik Ante Pavelic et maintenant désaffectée. C’est là que devait l’attendre Said ! Comme un fou, il se précipita vers sa Golf GTI. En quelques instants, il eut regagné l’avenue Marina Drzica, fonçant vers l’ancienne mosquée.
Pourvu que Said Mustala l’ait attendu.
Said Mustala regarda d’abord avec indifférence la voiture bleu et blanc de la Milicja s’approcher. Elles étaient nombreuses à patrouiller la ville, occupées par des policiers croates débonnaires qui avaient depuis longtemps renoncé à lutter contre le stationnement sauvage. Il y avait des voitures sur chaque mètre carré disponible. Lorsqu’il aperçut à l’arrière de l’Opel bleu et blanc le jeune homme qui avait tenté de l’escroquer, sa première pensée fut qu’il s’était fait prendre. Il n’eut pas le temps de se réjouir. La voiture, avec ses deux gros gyrophares sur le toit, stoppa à côté de lui. Un des policiers descendit et se dirigea vers lui.
— Vous avez vos papiers, gospodine ![19]
Said Mustala ravala sa rage et tendit son passeport argentin. Le milicien l’examina, surpris.
— Vous n’êtes pas yougoslave ?
— Ne.[20]
Il allait lui rendre le passeport lorsque, de son siège, le jeune changeur clandestin glapit :
— Il a un couteau d’Oustachi ! Fouillez-le.
Said Mustala eut un geste instinctif de recul. Le policier, réalisant qu’il parlait leur langue, l’apostropha :
— Tu parles serbo-croate ?
— Da, reconnut Said Mustala de mauvaise grâce.
— Ce jeune homme prétend que tu as voulu le tuer avec un couteau.
— Il a essayé de m’escroquer, protesta Said.
— Montre-nous ce couteau.
Comme il n’obtempérait pas, le policier entreprit de le fouiller. Aussitôt, Said le repoussa d’une bourrade. Immédiatement, le second milicien jaillit de la vieille Opel, la main sur la crosse de son petit pistolet. Son équipier était déjà en train de ceinturer Said.
Au même moment, une Golf GTI noire surgit de la rue Boskoviceva et stoppa juste derrière le groupe. Par-dessus l’épaule des policiers, Said aperçut le visage de l’homme à qui il avait remis l’argent récupéré chez Boris Miletic. Celui supposé l’accueillir à Zagreb. D’un élan brutal, il repoussa le policier et plongea la main dans sa ceinture, sortant son long poignard. Le second milicien fit un saut en arrière pour ne pas être égorgé. L’autre brandit son arme, mais ne tira pas, à cause des passants. Said Mustala fonçait déjà vers la Golf.
— Filons ! cria-t-il à Babic.
Celui-ci redémarra vers la place Leninov. Il entendit des coups de sifflet et deux coups de feu, vraisemblablement tirés en l’air. Furieux, il se tourna vers Said.
— Bon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?
L’Oustachi le lui expliqua tant bien que mal. Dobroslav Babic conduisait vite, remontant vers la vieille ville, à l’opposé de l’endroit où se trouvait la planque destinée à Said Mustala. Les miliciens avaient dû prendre le numéro de sa voiture et le transmettre aux barrages qui se trouvaient presque toujours sur les avenues filant vers le sud, menant à l’aéroport et à l’autoroute Belgrade-Ljubljana. Il fallait laisser les choses se calmer un peu.
Mladen Lazorov descendait la rue Vlaska au volant de sa BMW 316 S de service, lorsque sa radio branchée sur la fréquence de la Milice se mit à cracher un appel urgent.
— Attention, une Golf GTI noire avec deux hommes à bord se dirige vers le nord de la ville. Présumés dangereux et armés. Immatriculation MB 765439.
Une immatriculation de Maribor en Slovénie. Mla-den Lazorov se dit que c’était encore la Mafia albanaise. En tant que membre du tout récent Sluzbe za Zastitu Ustavnog Poretka[21] créé par le général Martin Spegel, ministre de la Défense de Croatie, il avait Tusage de sa BMW, même en dehors des heures de service.
Ce n’étaient pas les miliciens qui allaient rattraper les fugitifs, avec leurs véhicules à bout de souffle.
Coincé derrière une rame de tram, il prenait son mal en patience lorsqu’il vit surgir sur sa gauche une voiture, doublant les véhicules arrêtés. Au passage, il distingua deux hommes à l’avant, puis la plaque : MB 765… Trop tard pour lire le reste… Il déboîta aussitôt et put lire le numéro en entier : 765439.
C’était le véhicule recherché.
Aussitôt, il empoigna son micro et annonça :
— Ici, Lazorov, ministère de la Défense. Je suis rue Vlaska et j’ai le véhicule recherché, la Golf GTI, devant moi.