Miroslav Benkovac lui jeta un regard plein d’inquiétude.
— C’est-à-dire ?
— Nous ne pouvons pas passer par Maribor.
— Pourquoi ?
— Le chauffeur du camion refuse, il prétend que ce point de passage est dangereux, qu’il y a souvent des inspections surprise par des agents de la SDB déguisés en douaniers. Il suggère de faire le détour par la Hongrie.
En réalité, les autorités autrichiennes, mises au courant par la CIA de l’opération, s’étaient opposées au transit des armes directement d’Autriche en Yougoslavie. S’il y avait un pépin plus tard, cela déclencherait un scandale politique horrible. D’autant que Kurt Waldheim, connu pour ses sympathies nazies, était proche de la droite croate. Livrer des armes à la Hongrie était plus neutre.
— C’est très ennuyeux, objecta Miroslav Benkovac. Tout était organisé de cette façon.
Malko sourit, inflexible.
— Je regrette. C’est impossible…
Le jeune Croate regarda sa montre.
— Bon, je vais téléphoner, essayer de changer nos dispositions.
Il disparut à l’intérieur du Sacher. Côté Hongrie, Andrez Pecs avait pris ses précautions : la police hongroise fermerait les yeux… Il suffisait de lui communiquer le numéro du camion.
Le Yougoslave resta près de vingt minutes absent. Lorsqu’il réapparut, il semblait nettement plus détendu.
— Tout est arrangé, annonça-t-il à Malko. Pouvez-vous être à la frontière yougo-hongroise, au poste de Letenye, sur la E 96, demain entre neuf et dix heures ?
— Cela ne devrait pas poser de problème, affirma Malko.
— Le camion sera immatriculé où ?
— En Allemagne, voici son numéro.
Miroslav Benkovac le nota soigneusement.
— Une fois le poste-frontière passé, fit-il, continuez jusqu’à la ville de Varazdin. Il y a environ quarante minutes de route. Vous vous y arrêterez et vous vous rendrez sur la place de la Mairie. Là, il y a un café avec une terrasse, L’Étoile Rouge. Un très bel établissement. S’il fait beau, attendez dehors, sinon à l’intérieur. On vous contactera. Vous serez seul ? En dehors du chauffeur du camion.
— Non, dit Malko. J’emmène une amie.
— Elle est sûre ?
— Oui.
— Parfait.
‘Il ne semblait pas très enthousiaste.
— Comment s’effectuera le paiement ? demanda Malko.
— À Varazdin, quelqu’un inspectera la cargaison et s’assurera que tout est en ordre. Vous recevrez ensuite des instructions complémentaires. S’il y avait une modification ou un accident, vous pouvez appeler ce numéro à Zagreb, en proposant une autre heure de rendez-vous. Il s’agit d’une personne qui n’est’pas au courant de nos activités, s’empressa-t-il de préciser.
— Parfait.
Miroslav Benkovac se leva et serra la main de Malko.
— Je vous reverrai à Varazdin ? demanda ce dernier.
— Je ne sais pas encore, fit le barbu, évasif.
Malko le regarda s’éloigner, avec la nette impression qu’il allait* se jeter dans la gueule du loup.
Le major Franjo Tuzla connu par beaucoup sous le surnom bien mérité de Zmiljar[24] raccrocha son téléphone avec un soupir de soulagement et s’essuya le front. La vague de chaleur qui submergeait Zagreb depuis quelques jours se faisait particulièrement sentir dans la cuvette tout autour de la Sava. Il devait faire plus de 30°dans son bureau, en dépit des efforts d’un asthmatique ventilateur soviétique qui tombait en panne tous les jours. Franjo Tuzla l’avait acheté le dimanche précédent au marché aux puces qui se tenait sur l’esplanade de Jakusevec, non loin du dépôt du train de l’armée yougoslave où il exerçait ses talents.
Couverture parfaite pour une activité clandestine que ce dépôt où pourrissaient quelques camions et où venaient se ravitailler les véhicules militaires de la caserne voisine « Maréchal Tito ». À part la pompe à carburants, il n’y avait que deux piètres baraquements en préfabriqué de triste allure. La. Jugo verdâtre du major était garée derrière. Personne ne prêtait la moindre attention à cette enceinte close de barbelés, et gardée par quelques sentinelles apathiques du contingent, qui ignoraient totalement les véritables activités du chef du dépôt.
Ce qui était la meilleure protection du major Franjo Tuzla.
Celui-ci avait été encouragé et protégé durant toute sa carrière par le général Blacoje Mesic, devenu depuis chef d’état-major de l’armée yougoslave. Communiste doctrinaire, ayant eu toute sa famille massacrée par les Oustachis pendant la guerre, Mesic ne rêvait que d’une remise au pas brutale des provinces secessionistes.
Seulement, pour une intervention militaire massive, même sans l’aval du gouvernement de Belgrade, il fallait un prétexte.
C’est le major Tuzla qui avait été chargé de le fabriquer. Celui-ci possédait une ligne directe reliée à l’état-major du KOS à Belgrade, qui se trouvait lui-même en liaison avec celui de la SDB et la cellule spéciale traitant la manipulation croate. Les décisions concernant l’opération avaient été prises de concert avec le représentant du KGB, laissant les Politiques à l’écart. Ceux-ci étaient capables de s’effaroucher, mais seraient trop contents de cueillir les fruits de la manip. Même le général commandant la Cinquième région militaire, qui englobait la Slovénie et la Croatie, ignorait à quoi travaillait réellement le major Tuzla. Bien sûr, tout le monde connaissait son appartenance au KOS, mais on pensait qu’il se contentait de recueillir des informations sur la mentalité de la population croate.
La SDB avait été décimée en Croatie, suite à la déclaration d’indépendance. Beaucoup d’agents – croates eux-mêmes – avaient refusé de continuer à travailler pour le gouvernement de Belgrade et « trahissaient ». D’autres, trop marqués par leur allégeance aux Serbes, avaient dû s’enfuir, et ceux qui restaient étaient sous haute surveillance. Dieu merci, il y avait le KOS, qui, lui, n’avait pas d’états d’âme, décidé à tout faire pour que les Croates rentrent dans le rang.
Tapi comme une araignée au milieu de sa toile, le major Franjo Tuzla s’y employait activement. Depuis douze ans, il dirigeait d’une main de fer la section de la SDB chargée des manipulations croates, ce qui lui avait constitué un beau carnet d’adresses.
Son opération « déstabilisation » tournait bien, en dépit de quelques accrocs de départ. Il avait fallu que ces imbéciles de la Grande Croatie choisissent un escroc pour le charger d’acheter des armes… Heureusement, Tuzla avait réactivé un de ses meilleurs éléments. À temps.
Le téléphone sonna.
— Ici le dépôt 432, annonça-t-il d’une voix neutre.
— C’est Dolac, annonça une voix empreinte de tristesse. Il y a eu un pépin hier soir. Une idiotie !
Fou de rage, le major écouta le récit du massacre de la rue Ilica. Avec Dobroslav Babic, il perdait un de ses meilleurs hommes. Lui et celui qui téléphonait, Boza Dolac, constituaient les « interfaces » indispensables à une manip. Totalement entre les mains du KOS, mais possédant la confiance des extrémistes croates : à eux deux, ils avaient recruté pour le compte de la SDB des dizaines de Croates extrémistes qui avaient terminé devant un peloton d’exécution. Ils ne pouvaient pas se payer le luxe de trahir.
— Le reste se passe bien ? demanda le major.
— Oui, en principe.
— Très bien, rendez-vous vers huit heures, à YOrienî Express.
Un des cafés les plus à la mode de Zagreb dans la rue Marticeva. La foule permettait de passer totalement inaperçu et ils avaient de l’excellente bière…