Lorsque la jeune femme monta dans le tram, Malko suivit sans difficulté. Sonia descendit au coin de l’avenue Marina Drzica et partit à pied en direction du nord, vers le centre. Pour s’engouffrer un peu plus loin dans un énorme bâtiment portant l’inscription Auto-busni Kolodvor[28]. Cela ressemblait à une aérogare avec les pistes en moins.
Malko perdit quelques précieuses secondes à trouver une place. Il monta quatre à quatre les escaliers du hall central et s’arrêta.
Les cheveux blonds de Sonia attirèrent son regard. Elle se trouvait sous le panneau d’affichage des départs, en conversation avec un homme qui portait une valise à la main. Il se retourna et Malko reconnut Boza, le tueur au regard d’oiseau. Ils s’embrassèrent, il lui donna la valise et Sonia s’éloigna vers la salle de départ avec la valise qui semblait très lourde. Boza traversa le hall d’un pas vif. Ce fut une course de vitesse perdue par Malko : lorsqu’il arriva en bas des marches, Boza montait déjà dans une vieille Zastava garée sur le trottoir et qui démarra aussitôt, prenant la direction du sud. En plus, Malko était garé sur l’autre voie à 30 mètres de là…
Furieux et déçu, il releva le numéro et rentra dans la gare des autobus, fonçant vers le hall de départ. Juste pour voir le dernier des passagers s’engouffrer dans un des bus en partance. Il y en avait au moins cinq déjà pleins. Impossible de savoir lequel Sonia avait pris. Il eut beau regarder partout, il ne distingua pas ses cheveux blonds.
Cette fois, le manège de Sonia semblait clair. Elle allait bien livrer des armes. Les bus n’étaient pas fouillés comme les voitures particulières aux barrages routiers…
De nouveau, une piste s’évanouissait. Il restait encore le chauffeur de taxi…
Sonia Bolcek dormait lorsque le bus s’arrêta à l’entrée de Vukovar, sa destination finale. Il était près de onze heures du soir et les passagers se dispersèrent rapidement.
La petite ville au bord du Danube dormait déjà et personne ne remarqua la jeune femme qui s’éloignait avec sa valise. Sonia était sportive et marcher deux kilomètres ne lui faisait pas peur. Elle s’engagea sur la route de Trpnja, une voie poussiéreuse bordée de champs de maïs et totalement déserte. De temps en temps, elle s’arrêtait pour changer de bras, car la valise était lourde.
Elle avait le cœur léger, soulagée de faire enfin quelque chose pour la cause en laquelle elle croyait de toutes ses forces. Comme Miroslav Benkovac qui l’avait entraînée dans l’action politique. Maintenant, cela devenait de l’action tout court et c’était mieux ainsi. Les peuples n’ont jamais gagné leur liberté dans la douceur.
Une grande ombre surgit sur sa droite : le calvaire au pied duquel elle avait rendez-vous avec des partisans croates qui attendaient sa livraison. Des amis de Boza Dolac.
Sonia s’arrêta, soulagée de pouvoir poser sa lourde valise. Le silence et la route déserte ne l’impressionnaient pas : depuis son viol, plus rien ne pouvait lui faire peur. Et puis, elle avait une confiance totale en Miroslav et en Boza. S’ils lui avaient demandé d’accomplir cette livraison, c’est qu’il n’y avait aucun danger. Elle regarda autour d’elle sans rien distinguer. Assise sur la valise, elle attendit.
Quelques minutes plus tard, il y eut un froissement de feuilles et le faisceau d’une lampe électrique perça les buissons. Un homme descendit jusqu’à la route et l’éclaira. Sans un mot. Elle se leva et demanda simplement :
— Marko ?
— Da, répondit l’homme. Tu es Sonia ?
— Da, da.
Ne sachant que faire, elle avança et l’étreignit comme un frère. D’ailleurs, elle avait toujours aimé le contact d’un homme. Peut-être parce que son père, assassiné lui aussi par les Serbes, ne lui ménageait pas les câlineries lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille.
Deux autres hommes dégringolèrent le talus, hirsutes, et la soulagèrent de sa valise.
— Suis-nous, dit Marko.
Ils quittèrent la route pour un sentier sinuant à travers champs. Au loin, Sonia distingua quelques lumières : sûrement celles de l’enclave serbe de Borovo, juste au bord du Danube. Ils se dirigeaient droit dessus. Sonia en fut un peu étonnée : Borovo était tenu par les Tchekniks, les voyous serbes qui terrorisaient les Croates des alentours… Comme elle marchait en queue, elle hâta le pas pour rattraper Marko.
— Ce n’est pas dangereux par ici ? demanda-t-elle.
Depuis les événements, la nuit, la campagne était livrée aux bandes croates et serbes, se tendant mutuellement des embuscades.
— Non, répondit Marko sans se retourner.
Rassurée, Sonia reprit sa marche. Un kilomètre plus loin, ils atteignirent une maison isolée devant laquelle se trouvait une vieille Jugo immatriculée à Belgrade. Marko y pénétra le premier, puis referma la porte derrière ses trois compagnons. Un de ses hommes alluma une grosse lampe à pétrole. La pièce était meublée rustiquement. Avec une grande table au milieu, des bancs et dans un coin quelque chose qui ressemblait à un lit.
Marko ôta sa veste, apparaissant en chemise bleue ouverte sur un poitrail velu. Étrangement silencieux.
Ses deux compagnons s’étaient appuyés à la porte et l’observaient, sans rien dire. Brutalement, l’ambiance se modifia et l’angoisse saisit Sonia. Qu’étaient-ils venus faire là ? Ils n’allaient quand même pas coucher à quatre dans cette unique pièce ? Le silence lui sembla soudain pesant, comme le regard fuyant de Marko. D’habitude, quand elle retrouvait des nationalistes croates, c’était une explosion de joie, de plaisanteries. On lui offrait à boire, à manger. On lui demandait les dernières nouvelles de Zagreb.
Ce silence oppressant lui nouait la gorge. Elle se força à le rompre, d’une voix volontairement légère.
— On ne mange rien ? J’ai faim !
Marko ne répondit pas. Il avança simplement sur Sonia et elle recula instinctivement jusqu’à la table. Leurs regards se croisèrent et ce qu’elle y lut la glaça. Ses jambes se dérobèrent sous elle… De sa grosse patte, Marko arracha la croix qui pendait à son cou, la jeta à terre et la piétina.
— Zasto ?[29] balbutia Sonia.
— Saleté de catholique, lança Marko.
Sonia sentit une énorme boule envahir sa gorge. Il n’y avait qu’un Serbe pour parler ainsi. Que s’était-il passé ? Boza lui avait pourtant garanti que des Croates l’accueilleraient. Elle ne comprenait plus, c’était horrible. Elle leva un regard embué de larmes vers le menton mal rasé de Marko.
— Qui es-tu ?
Au lieu de lui répondre, Marko lui arracha son chemisier en denim. Résignée, elle se laissa faire, partie ailleurs. Elle avait déjà vécu cela. Maintenant, elle savait que sa seule chance de ne pas devenir folle, c’était de se dédoubler, de faire comme si son esprit s’évadait très loin. De toutes ses forces, elle se mit à penser à Miroslav, tandis que Marko, toujours sans un mot, arrachait son soutien-gorge, la dépouillait comme un lapin… ne lui laissant qu’un slip et ses sandales.
Il sortit un poignard de sa botte et le glissa entre le slip et la peau, déchirant proprement le nylon, découvrant le triangle blond. Il recula un peu, défit sa ceinture, farfouilla dans son jeans et sortit un sexe épais à demi-érigé qu’il frotta contre le ventre plat de Sonia. Comme elle ne réagissait pas, il réunit ses cheveux en queue de cheval et lui abaissa la tête. Ses dents heurtèrent le morceau de chair rougeâtre. Comme elle gardait la bouche obstinément fermée, elle sentit le froid de la lame s’introduire entre ses lèvres pour écarter ses dents de force. Craignant d’être blessée ou mutilée, elle se résolut à écarter les mâchoires. Aussitôt, quelque chose d’épais et de mou envahit sa bouche, heurtant sa luette, grossissant à toute vitesse. La main qui tenait ses cheveux commença à faire monter et descendre sa tête. Heureusement, cela ne dura pas longtemps. Un flot épais et âcre envahit sa gorge. Marko poussa un grognement rauque, donna des coups de reins pour achever de vider sa sève… Puis il s’écarta. Sonia n’eut pas de répit. Déjà un des deux autres s’approchait. Depuis un moment, il se masturbait lentement, la regardant. Comme elle esquissait le geste de fuir, il la prit brutalement aux hanches, la retournant, et la projetant violemment sur la table. De la main gauche, il ploya sa nuque, lui écrasant le visage contre le bois. De la droite, il farfouilla entre ses cuisses, s’enfonçant d’abord dans son sexe desséché puis plus haut avec une brutalité qui lui arracha un hurlement. Le troisième s’était rapproché et contemplait la scène avec un ricanement mauvais.