Выбрать главу

Potocki aurait eu l’intention de combattre les thèses de Chateaubriand, non pas tant d’un point de vue rationaliste qu’en montrant dans le christianisme un phénomène historique parmi d’autres, né à une époque et dans un milieu déterminés, à la faveur de circonstances qui en expliquent la nature et le succès.

Sous le voile de la fiction, Potocki esquisse en réalité un cours d’histoire comparée des religions. Sa vaste érudition lui permet de dégager de nombreuses similitudes entre les dogmes et les rites chrétiens et des croyances ou des pratiques plus anciennes. En particulier, avec une rare prescience, il devine l’importance des sectes ascétiques comme les Esséniens et les Sabéens : on sait combien la découverte des manuscrits de la mer Morte devait lui donner raison sur ce point. Au point de vue philosophique, Vélasquez et Hervas, l’omniscient impie, le père du pèlerin maudit, seraient les porte-parole de Potocki, disciple fidèle des matérialistes français du XVIIIe siècle. D’une façon analogue, M. Kukulski interprète de nombreux autres épisodes du roman comme autant d’apologues où l’auteur expose une morale rationnelle, exempte de préjugés et affranchie du sentiment désuet de l’honneur féodal.

Je ne suis pas sûr que le Manuscrit réponde à tant d’intention didactique. Je doute même que la préoccupation de combattre Le Génie du Christianisme ait pu jamais aboutir à une argumentation si voilée, si indirecte, comme indécelable, où rien ne semble faire allusion à l’ouvrage controversé. Je ne distingue pour ma part en Potocki ni un ennemi si précis de Chateaubriand, ni un champion si attentif de Diderot ou de La Mettrie. Que l’ouvrage soit d’inspiration libertine, il n’est guère possible de le contester. Potocki n’a pas renié ses maîtres. Il est assurément Encyclopédiste, mais il est d’abord encyclopédique. Il donne sous une forme plaisante, imagée, volontiers ironique, la somme, non pas des connaissances de son temps, mais des siennes propres, qui sont exceptionnellement étendues, et qui, dans le domaine de ses études personnelles, devancent celles de ses contemporains les plus informés.

D’où, en effet, une histoire des religions, une philosophie, une éthique, des relations concernant les terres lointaines et les civilisations disparues, des exemples divers des superstitions et des aberrations des hommes, de leurs travers, de leurs passions, de leur courage. L’auteur a beaucoup lu. Il a beaucoup voyagé. Il est perspicace et observateur. Sa mémoire est infaillible et son imagination hardie. Il a les qualités qu’il faut pour entreprendre une tâche démesurée, presque contradictoire.

Les mérites littéraires de l’œuvre sont éminents.

L’ambition dont elle témoigne est plus rare encore. Il ne faut pas oublier que ces aventures imaginaires sont écrites par un homme âgé de plus de quarante ans, qui s’est consacré à la recherche érudite et que cet homme les rédige en même temps qu’il établit les tables de concordance entre les différentes civilisations en reculant jusqu’au plus lointain passé. Il mène de front les deux genres d’ouvrages jusqu’à la veille du geste fatal qui met fin à sa vie. Potocki était un homme entreprenant, ardent, impétueux, avide d’expérience et de savoir. Cette avidité, jointe aux déceptions que l’activité politique ne manqua pas de lui apporter, le précipita, je suppose, dans l’archéologie, qui ne le satisfit jamais complètement.

Vint un moment où il souhaita compenser une science fragmentaire, lointaine, indifférente, et tant d’hypothèses à la fois fragiles et vaines, par la peinture d’une vaste fresque agitée et foisonnante comme la vie elle-même.

Il voulut tout dire : ce qu’il sentait, ce qu’il pensait, ce qu’il savait.

Qu’il ait inauguré sa longue composition par des évocations de spectres et de démons, demeure un mystère.

La clef ne s’en trouve peut-être que dans l’horreur même de sa mort volontaire. Quelque chose en Potocki devait exiger pour sa Comédie humaine un lever de rideau aussi singulier, où apparitions et hallucinations, succubes et pendus, associent pour fasciner son héros les angoisses fraternelles de la luxure et de la damnation. Quels que soient l’intérêt et le mérite du reste de l’œuvre, c’est avec ce début qu’il me semble avoir doté d’un chef-d’œuvre la littérature française et la littérature fantastique de tous les temps, d’un des rares récits qui en renouvellent la puissance et en assurent la dignité.

J’écris dignité, mais je pense à l’obscur efficace sans doute dévolu à ces effrois, à ces pressentiments. J’imagine une autre et plus secrète justification. J’évoque une dernière fois ces récurrences infinies qui s’obstinent à contester, à la façon d’un remords tenace, l’ordre rationnel si péniblement acquis et qui paraissait à Potocki une conquête décisive. Je présume alors que cette revanche des ténèbres, illusoire mais inquiétante, empêche utilement l’esprit de rigueur de succomber à la complaisance. Elle lui fait souvenir que l’abîme dont il est issu par miracle, demeure insondable et riche de forces indomptées.

R. C.

EXTRAIT DE LA PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1958)

Le principe qui veut qu’on choisisse pour établir un texte la dernière édition publiée du vivant de l’auteur aurait dû m’incliner à suivre pour celle-ci les Dix Journées de la vie d’Alphonse van Worden (1814). Dans le cas précis, des motifs très sérieux m’en dissuadaient. Le texte de Saint-Pétersbourg est supérieur à tout point de vue : il est plus correct et plus complet. De nombreuses bévues discréditent en effet la version parisienne, où, d’autre part, les intermèdes sensuels, si caractéristiques de l’œuvre, disparaissent presque complètement. Aussi ai-je reproduit l’édition de 1804-1805, complétée par l’Histoire de Rébecca, qui termine le texte publié par Gide fils en 1814. De cette manière, je pense procurer, dans sa version intégrale et authentique, toute la première partie de l’ouvrage13.

Cette partie correspond franchement à l’inspiration la plus fantastique du recueil. Avadoro est plus picaresque que surnaturel. Ce n’est que par un artifice de distribution, sinon de simple mise en page, qu’y figure l’Histoire de Giulio Romati et de la Princesse de Mont-Salerne14. Ce récit s’apparente pour le thème et l’atmosphère au cycle des deux sœurs diaboliques, et il était parfaitement à sa place dans la version primitive de Saint-Pétersbourg, ensuite répartie pour les besoins de la cause en deux œuvres présentées comme distinctes. L’équivoque constamment maintenue entre la princesse et sa dame d’honneur, qui fait qu’on ne sait jamais s’il s’agit d’une seule personne ou de deux, les splendides servantes que cette créature à la fois simple et double accueille dans ses lits symétriques, interdisent en effet d’apercevoir en cette aventure autre chose qu’une variante des épisodes précédents où les principaux rôles étaient réservés à Émina et à Zibeddé, cousines du héros.

Dans le même esprit, j’ai cru devoir extraire d’Avadoro l’Histoire du terrible pèlerin Hervas. Non seulement elle est avec celle de la princesse de Mont-Salerne le seul récit fantastique d’Avadoro (elle inclut l’Histoire du Commandeur de Toralva), mais les deux sœurs qui accueillent si aimablement le héros sont d’évidents avatars des mêmes succubes. C’est même à cette occasion que se trouvent le plus nettement définies les relations scabreuses de deux jeunes filles « plutôt inspirées par l’émulation que par la jalousie », de leur mère « plus savante et non moins passionnée » et d’un héros comblé et damné à la fois, qui partagent sur le même lit des voluptés concertées.