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Il y eut un silence. Si long, si pesant qu’elle crut un instant avoir fait fuir son étrange interlocuteur. Elle eut peur d’avoir, dans son impulsivité, été trop loin et trop tôt. Mais la réponse vint tout de même, pesante et définitive comme une sentence.

— Non. C’est impossible... Dans un instant, à la chapelle, nous serons l’un près de l’autre et ma main touchera votre main... mais jamais plus nous ne serons aussi proches.

— Mais pourquoi, pourquoi ? s’obstina-t-elle. Je suis fille d’aussi bonne race que vous-même et je n’ai peur de rien... d’aucun mal, si affreux soit-il, si c’est cela qui vous retient.

Il eut un petit rire bref, bas et sans gaieté.

— Depuis si peu de temps dans le pays, vous avez déjà entendu parler les gens, n’est-ce pas ? Je sais... ils échafaudent à mon sujet toutes sortes d’hypothèses, dont la plus gracieuse est qu’une maladie affreuse me dévore... la lèpre ou quelque chose d’approchant. Je n’ai pas la lèpre, Madame, si rien de semblable. Néanmoins, il est impossible que nous puissions nous voir, face à face.

— Mais pourquoi, au nom du Dieu vivant ?

Et cette fois ce fut sa voix, à elle, qui se fêla.

— Parce que je ne veux pas risquer de vous faire horreur !

La voix se tut. Le miroir demeura silencieux de si longues minutes que Marianne comprit qu’elle était vraiment seule maintenant. Ses mains, qu’elle avait crispées sur les épaisses feuilles vernies d’une plante inconnue se détendirent en même temps que sa poitrine se dégonflait en un profond soupir. La présence, vaguement angoissante, s’était éloignée. Marianne en éprouvait un soulagement réel car, maintenant, elle croyait savoir à quoi s’en tenir : l’homme devait être un monstre, quelque misérable déchet humain condamné à la nuit par une laideur repoussante, insupportable pour des yeux autres que ceux qui, toujours, l’avaient connu. Cela expliquait la dureté de pierre sur le visage de Matteo Damiani, là douleur sur celui de dona Lavinia et peut-être aussi l’enfance attardée sur la vieille face du Père Amundi... Cela expliquait aussi qu’il eût, si vite, rompu leur entretien alors que tant de choses encore eussent pu être dites.

« J’ai été maladroite, se reprocha Marianne, je me suis trop hâtée ! Au lieu de poser, brutalement, la question qui m’intriguait, il aurait fallu en faire prudemment l’approche, essayer, au moyen d’allusions discrètes, de cerner peu à peu le mystère. Et voilà que, sans doute, je l’ai effarouché... »

Une chose l’étonnait, en outre : le prince ne lui avait posé aucune question sur elle-même, sa vie, ses goûts... Il s’était contenté de louer sa beauté comme si, à ses yeux, c’eût été la seule chose importante. Avec un peu d’amertume, Marianne songea qu’il ne se fût pas montré moins curieux si, au lieu d’un être humain, elle n’avait été qu’une belle pouliche destinée à son précieux haras. Et encore ! Il n’était pas sûr que Corrado Sant’Anna ne se fût pas enquis des antécédents, de la santé et des habitudes de l’animal ! Mais, au fond, pour un homme dont le seul but en cette vie était d’avoir un héritier pour continuer son vieux nom, le personnage physique de la mère ne pouvait que primer tout le reste ! Qu’avait à faire le prince Sant’Anna du cœur, des sentiments et des habitudes de Marianne d’Asselnat ?

La porte du salon rouge se rouvrit devant le cardinal qui revenait. Mais, cette fois, il n’était pas seul.

Trois hommes l’accompagnaient. L’un était un petit bonhomme noir dont le visage paraissait se composer uniquement d’une paire de favoris et d’un nez. La tournure de son habit et le gros maroquin qu’il portait sous le bras annonçaient un notaire. Les deux autres semblaient descendus tout droit d’une galerie de portraits d’ancêtres. C’était deux vieux seigneurs portant habits de velours, brodés au temps du roi Louis XV, et perruques à marteau. L’un s’appuyait sur une canne et l’autre au bras du cardinal, et leurs visages proclamaient qu’ils étaient tous deux fort âgés. Mais ils n’en conservaient pas moins cette hauteur de mine que la mort elle-même ne parvient pas à enlever aux véritables aristocrates.

Avec une courtoisie raffinée et désuète, ils saluèrent Marianne qui leur offrit à son tour une révérence en apprenant que l’un était le marquis del Carreto et l’autre le comte Gherardesca. Parents du prince Sant’Anna, ils étaient là en qualité de témoins du mariage que le second, celui qui marchait avec une canne, devait en outre, en tant que chambellan de la Grande-Duchesse, faire enregistrer par sa Chancellerie.

Le notaire s’installa à une petite table et ouvrit son maroquin, tandis que tout le monde prenait place. Au fond de la pièce étaient assis dona Lavinia et Matteo Damiani qui étaient entrés après les témoins.

Distraite, nerveuse, Marianne n’écouta qu’à peine la longue et fastidieuse lecture du contrat. Les formules ampoulées du style notarial l’irritaient par leurs interminables développements. Elle n’avait plus qu’un désir, maintenant, c’est que tout soit fini très vite... Aussi ne s’intéressa-t-elle même pas à l’énumération des biens que le prince Sant’Anna reconnaissait à son épouse, pas plus qu’au chiffre royal de la pension qui lui serait servie. Son attention était partagée entre le miroir muet placé en face d’elle, derrière lequel, peut-être, le prince était revenu, et une désagréable sensation : celle que procure un regard insistant.

Elle sentait ce regard sur ses épaules nues, sur sa nuque découverte par le haut chignon relevé où se noyait le diadème. Il glissait sur sa peau, insistant au creux tendre du cou avec une force quasi magnétique, comme si quelqu’un, par la seule puissance de sa volonté, cherchait à attirer son attention. Cela devint bientôt insupportable pour les nerfs tendus de la jeune femme. Brusquement, elle se retourna mais ne rencontra que le regard glacé de Matteo. Il semblait si indifférent qu’elle crut s’être trompée. Pourtant, à peine eut-elle retrouvé sa position première qu’à nouveau la même sensation revint, plus nette encore...

De plus en plus mal à l’aise, elle accueillit avec joie la fin de cette cérémonie en forme de corvée, signa sans même regarder l’acte que le notaire lui offrait avec un salut profond, puis chercha le regard de son parrain qui lui sourit.

— Nous pouvons maintenant nous rendre à la chapelle. Le Père Amundi nous y attend, dit-il.

Marianne pensait que la chapelle se trouvait quelque part dans la villa, mais elle comprit son erreur en voyant dona Lavinia s’approcher d’elle avec un long manteau de velours noir qu’elle posa sur ses épaules, prenant même soin d’en relever le capuchon.

— La chapelle est dans le parc, expliqua-t-elle. La nuit est douce, mais il fait frais sous les arbres.

Comme au sortir de sa chambre, le cardinal vint prendre la main de sa filleule et la conduisit solennellement jusqu’au grand escalier de marbre où attendaient les valets armés de torches. Derrière eux, le petit cortège s’organisa. Marianne vit que Matteo Damiani avait, en remplacement du cardinal, offert son bras au vieux marquis del Carreto, puis le comte Gherardesca venait avec dona Lavinia qui avait hâtivement couvert sa tête et ses épaules d’un châle de dentelle noire. Le notaire et son maroquin avaient disparu.

On descendit ainsi dans le parc. En sortant, Marianne vit Gracchus et Agathe qui attendaient sous la loggia. Ils regardaient s’avancer le cortège avec une mine si ahurie qu’elle eut soudain envie de rire. Visiblement, ils n’avaient pas encore assimilé la nouvelle incroyable que leur maîtresse leur avait annoncée avant de s’habiller : elle était ici pour épouser un prince inconnu et, s’ils étaient trop bien stylés en même temps que trop aveuglément attachés à elle pour émettre la moindre remarque, leurs bonnes figures désorientées en disaient long sur leurs pensées intimes. En passant, elle leur sourit et leur fit signe de se placer derrière dona Lavinia.