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— Demain, fit-il d’une voix troublée, vous partirez avec moi ? Vous le promettez ?

— Oui... Je vous le promets !

— Alors, venez ! Je vais vous y conduire moi-même. Nous crèverons les chevaux s’il le faut, mais nous arriverons. Suivez-nous, messieurs ! Nous causerons en roulant. Il y a de quoi vous changer dans la voiture.

Une brusque joie sonnait dans sa voix. Empoignant la main de Marianne, il l’entraîna au pas de course le long du quai plongé dans l’obscurité. Arcadius et le jeune Pioche leur emboîtèrent le pas sans plus poser de questions. On passa devant les bâtiments de la Savonnerie, puis devant le dépôt des Marbres. Mais, comme on atteignait la place de la Conférence, la silhouette d’une voiture se profila sous la lumière vague d’une lanterne accrochée devant le hangar de la pompe à feu. Arcadius, alors, se pencha vers son jeune compagnon qui courait méthodiquement à ses côtés. Il était transi de froid dans ses vêtements trempés, mais n’avait rien perdu de sa bonne humeur pour autant.

— Tu t’appelles bien Gracchus-Hannibal ? demanda-t-il.

— Oui, m’sieur, pourquoi ?

— Parce que je m’appelle Arcadius ! répondit l’autre sans l’ombre de logique apparente. Est-ce que tu te rends compte qu’à nous deux nous représentons à la fois Athènes, Rome et Carthage ? Mon fils, nous venons de réaliser une alliance dont l’historien le plus fou n’aurait jamais osé rêver. Et si tu ajoutes que nous avons obtenu la collaboration de l’Amérique, tu admettras qu’aucune diplomatie au monde n’est comparable à la nôtre !

— Oui, m’sieur ! répéta docilement Gracchus-Hannibal sans essayer de comprendre. Mais faudrait peut-être nous dépêcher un peu ! On nous fait signe.

— C’est juste ! fit Arcadius avec bonne humeur. Il nous faut encore mettre un comble à notre gloire en allant sauver le nouveau César ! Et un César corse, encore !

14

MALMAISON

Passé la côte de Saint-Cloud et ses vignobles, la route vers Malmaison s’étendait, morne et vide, à peu près déserte, encadrée seulement de terrains vagues et d’anciennes carrières. La neige n’apparaissait plus qu’en plaques solitaires, taches de lait sur la campagne noire. Un peu avant le pont, à la patte-d’oie de Boulogne, où l’on était arrivé par la route de la Reine, on avait abandonné Gracchus-Hannibal qui avait manifesté l’intention d’aller passer la nuit chez sa grand-mère, blanchisseuse sur la route de la Révolte.

— Viens me voir demain, à l’hôtel, lui avait jeté Jason Beaufort du haut du siège de la voiture, nous avons à causer, toi et moi. Vers 11 heures !

— Entendu, m’sieur ! J’y serai.

Avec un joyeux au revoir à ceux qu’il avait délivrés, il avait sauté de la voiture. Mais juste avant, Marianne l’avait arrêté et l’avait embrassé sur les deux joues.

— Merci, Gracchus ! Nous sommes amis, maintenant, et pour toujours !

La nuit avait dérobé la rougeur profonde qui avait envahi l’honnête visage du jeune garçon. Mais, tandis que la voiture reprenait sa course, Marianne l’avait entendu chanter à pleine voix :

Je ne sais pas d’où vient ce tendre émoi,

Qui me saisit lorsque je vous regarde...

— Incroyable ! commenta Jolival. Il chante du Mozart et ne le sait sûrement pas !

L’homme de lettres était confortablement installé au fond de la voiture aux côtés de Marianne. Mais, tandis que la jeune femme, tendue par l’anxiété, essayait vainement de contrôler sa nervosité, Arcadius jouissait pleinement du confort de la voiture et des vêtements secs qu’il y avait trouvés, comme d’ailleurs le jeune Gracchus, grâce à la prévoyance de Beaufort. Marianne avait dû s’enfouir la tête dans les coussins tandis que ses compagnons changeaient de costume, ce qui n’avait pas été facile, étant donné que Beaufort n’avait pas retardé le départ d’un instant pour cette formalité.

Avec un beau dédain de son confort, le marin avait escaladé le siège et s’était installé près du cocher sans se soucier de ses culottes trempées. Il s’était contenté de vider ses bottes et de s’envelopper d’un grand manteau noir en déclarant qu’en mer il en avait vu d’autres. De temps en temps, Marianne pouvait entendre sa voix brève ordonnant au cocher de presser ses chevaux.

Ce qui n’empêchait nullement Marianne d’avoir l’impression que l’on n’avançait pas. Nerveuse, crispée, elle regardait défiler les arbres. On avait atteint, en effet, une région boisée et assez accidentée où il était difficile d’aller très vite. Soudain, se tournant vers son compagnon, elle demanda :

— Avez-vous pu entendre où ils comptent attaquer la voiture de l’Empereur ?

Jolival fit signe que oui, puis ajouta :

— Ils doivent se cacher dans un lieu appelé Fond-Louvet non loin du château de Rueil.

— Près de chez l’Impératrice ? C’est de la témérité.

— La Malmaison n’est pas le château de Rueil, ma chère enfant. Celui-ci est la propriété du maréchal Masséna, duc de Rivoli, mais le maréchal, qui vient de recevoir à la fois le titre de prince d’Essling et le château de Thouars, est parti visiter ses nouvelles terres. D’ailleurs, Masséna est un fidèle de l’Impératrice détrônée et ne veut être mêlé à aucun des projets de mariage de l’Empereur. Il préfère s’éloigner quelque temps et s’occuper de ses terres.

Marianne regarda son compagnon avec curiosité.

— D’où savez-vous tout cela ? On dirait, à vous entendre, que vous êtes des familiers de la Cour ?

— Et vous auriez peine à croire cela, vu la richesse de mon extérieur, n’est-ce pas ? fit-il avec une grimace comique. Vous n’imaginez pas, ma chère Marianne, ce que l’on peut récolter comme potins lorsqu’on fréquente les maisons de jeu ! Retenez ceci : je suis l’un des hommes les mieux informés de Paris.

— Alors, s’il en est ainsi, répondez donc à cette question : comment allons-nous entrer à Malmaison à obtenir d’être reçus, entendus ?

— A ne vous rien cacher, c’est justement à cela que je songeais. On n’entre pas à Malmaison comme au moulin... Peut-être aurions-nous dû y penser plus tôt !

— Il faut que nous y entrions, Arcadius. Il faut prévenir l’Empereur. Le château est bien gardé ?

— Comme un palais impérial ! grogna Jolival en haussant les épaules. C’est, à l’ordinaire, un détachement des tirailleurs de la Garde cantonnés à Rueil, dans l’ancienne caserne des Gardes suisses, qui assure la sécurité de l’Impératrice détrônée. Je crois que nous aurons du mal à les convaincre de nous laisser voir Joséphine, surtout faits comme nous voilà !

— Y sommes-nous bientôt ?

Arcadius se pencha à la portière, regarda un instant le grand mur que la voiture longeait à ce moment :

— Nous y sommes presque, fit-il en se rejetant en arrière. Ce mur est celui du château de Rueil. Malmaison est un peu plus loin, sur la gauche.

— Mais alors... nous sommes passés devant l’endroit où les conjurés attendent l’Empereur ? Et nous n’avons rien vu ?

— Vous pensiez qu’ils allaient se montrer ? Quelle innocente vous faites ! Ils sont retranchés dans une vieille carrière d’où ils sortiront seulement au moment propice. Mais soyez sûre qu’ils n’ont rien perdu de notre passage. La seule chose dont il faudrait se méfier, ce serait des guetteurs qu’ils ont dû poster entre la grille de Malmaison et Fond-Louvet.

La voiture, soudain, prit une allure plus rapide. On passa devant une grande grille dorée, sertie entre deux pavillons à frontons triangulaires et pilastres carrés. De grosses lanternes de bronze, pendues à des crosses de fer forgé, éclairaient les lances dorées de la grille, les guérites tricolores où veillaient des soldats vêtus d’uniformes chamois à plastrons verts, coiffés d’un haut shako noir à plumet jaune.