— L’Empereur va sortir ! souffla Jason. Vite !
Un grand jardin à l’anglaise, peuplé de pelouses et de massifs de plantes, s’étendait entre eux et le château. Déjà dans la véranda, les deux jeunes gens pouvaient apercevoir des silhouettes dont l’une fit battre plus vite le cœur de Marianne. Cette forme grise au milieu des robes brillantes et des uniformes chamarrés, ce ne pouvait être que lui...
Mais à peine les deux jeunes gens avaient-ils quitté l’ombre épaisse des arbres et s’étaient-ils élancés vers les clartés du château qu’un ordre éclata derrière eux.
— Halte ! Halte ou nous tirons !
En même temps, derrière le château, les chiens se mirent à aboyer avec fureur.
En se retournant, Marianne aperçut quelques soldats qui avaient dû longer la lisière du bois et reconnut les plumets jaunes des Tirailleurs corses. Elle eut un gémissement de désespoir. Le château était encore éloigné... Sa main se serra dans celle de Jason. Là-bas, les chevaux piaffaient. Les valets en perruque blanche ouvraient la portière de la berline. Il y avait du monde dehors, des hommes, des femmes emmitouflés.
— Courons ! souffla-t-elle. Tant pis si l’on nous tire dessus !
— C’est de la folie, Marianne !
Elle ne l’écoutait pas, s’élançait déjà. Il se laissa entraîner.
Leur hésitation n’avait duré qu’un court instant. D’un commun accord, ils se remirent à courir. Derrière eux, ils entendirent le claquement des fusils que l’on armait.
— Halte ! reprit la voix autoritaire. Allez-vous vous arrêter, tonnerre !
Un coup de feu claqua, puis un autre. La peur au ventre, Marianne recommanda son âme à Dieu. Elle ne voyait que le château illuminé qui approchait à toute vitesse, elle ne sentait que la main de Jason qui la soutenait. Autour de la berline, les cavaliers sautaient à terre, se formaient en barrage devant les jeunes gens. De toute sa voix, une voix terrible, celle qu’il devait avoir au cœur de la tempête sur le pont de son navire, Jason hurla :
— L’Empereur ! Il faut sauver l’Empereur !
D’autres coups de feu claquèrent, mais, gênés peut-être par la nuit ou par la rapidité de la course, les Tirailleurs tiraient mal. Une balle pourtant dut atteindre Jason, car il eut un sourd gémissement et sa main glissa de celle de Marianne. Mais déjà les Chasseurs les enveloppaient. On se saisissait d’eux sans douceur, une foule de questions partaient toutes à la fois : « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Vous êtes des conspirateurs ? »
— L’Empereur, gémit Marianne hors d’haleine. Pour l’amour du ciel, faites que nous voyions l’Empereur... Il est en danger.
— Une femme ? Que faites-vous ici ? Comment êtes-vous entrée ?
Cette fois, c’était l’officier qui commandait le détachement. Grand diable superbe à fine moustache sous le colback de fourrure empanaché, il séparait déjà Marianne de son compagnon qui blêmissait, mais la jeune femme ne voyait que le groupe brillant d’hommes et de femmes. Agités, ils sortaient de la véranda en parlant tous à la fois. Au milieu, un homme en redingote grise, tenant sous son bras un grand bicorne noir, venait de se détacher. Sa voix brève fit défaillir de bonheur le cœur de Marianne.
— Capitaine Trobriant ! Au rapport ! Que se passe-t-il ?
Le beau chasseur n’eut pas le temps de répondre. Tandis qu’il se figeait en un garde-à-vous impeccable, Marianne échappant de ses mains se précipitait aux pieds de l’Empereur.
— Sire, par pitié, écoutez-moi ! On veut vous tuer ! Des hommes sont embusqués au Fond-Louvet ! Ils sont nombreux et votre escorte ne l’est pas.
Un murmure de mécontentement donna à Marianne une juste notion de ce que les Chasseurs de la Garde pensaient de leur propre valeur. Cependant, les yeux de Napoléon s’étaient quelque peu agrandis en regardant la femme échevelée, déchirée, sale dans ses vêtements misérables et couverts de boue qui levait vers lui des yeux verts lumineux qu’il reconnaissait. Il ne fut pas maître de sa surprise :
— Comment ? C’est vous... Et dans cet état ? D’où sortez-vous donc ?
Avant que Marianne ait pu répondre, une grande jeune femme blonde en robe et cape de velours violet brodée de petites perles, un diadème léger dans ses cheveux dorés, s’interposa :
— Sire, méfiez-vous ! fit-elle avec crainte. Cette femme est dangereuse peut-être... ou folle ! vous ne savez pas qui elle est.
Napoléon eut un bref sourire qui n’atteignit pas ses yeux mais qui, un instant, restitua Charles Denis à une Marianne éperdue et écrasée de respect tout à la fois.
— Mais si, Hortense, je la connais ! Elle n’est pas folle le moins du monde ! Quant à être dangereuse...
— L’homme qui était avec elle vient de s’évanouir, Sire, annonça le capitaine Trobriant. Il est blessé. Une balle a dû l’atteindre.
— Jason ! Il est blessé ! Mon Dieu...
Affolée, Marianne voulut se relever, courir vers lui, mais la main dure de l’Empereur s’abattit sur elle et la retint.
— Une minute ! fit-il durement. Qui est cet homme ?
— Jason Beaufort, un Américain, Sire ! Il m’a sauvée et il m’a conduite jusqu’ici pour vous prévenir ! C’est un homme courageux ! Je vous en prie, faites-le soigner... ne l’envoyez pas en prison !
— Nous verrons ça ! Pour le moment...
— Sire, intervint encore la jeune femme qu’il avait appelée Hortense, est-il indispensable de continuer cette explication ici ? Il fait bien froid.
— Une reine de Hollande qui a froid ici ! ricana l’Empereur. A-t-on jamais vu pareille chose ?
— Peut-être, mais ma mère réclame cette femme qu’elle veut voir. Elle s’inquiète ! Vous savez combien elle a toujours été sensible au bruit de conspiration.
— C’est bien ! Nous y allons ! Duroc, occupez-vous de cet Américain qui nous tombe du ciel et envoyez une patrouille voir ce qui se passe à Fond-Louvet. Solide, la patrouille ! Combien sont ces messieurs ? demanda-t-il à Marianne.
— Une trentaine, je pense.
Du groupe des femmes et des uniformes, Marianne vit se détacher son hôte du Butard, mais cette fois en brillant costume bleu brodé d’or. Il lui avait jeté, lui aussi, un regard stupéfait, mais ce n’avait été qu’un éclair. Il se dirigea vers Jason que deux Chasseurs soutenaient entre leurs bras.
— Par ici ! fit Napoléon en guidant sans trop de douceur Marianne vers un vestibule dallé de marbre et orné de bustes antiques.
Devant eux, le groupe brillant se fendit en deux et s’écarta, de l’Empereur par respect et de sa compagne par un visible dégoût. Incapable d’aligner deux pensées bout à bout, Marianne songea seulement qu’ils devaient former un étrange couple. Mais elle l’entendit lui chuchoter à l’oreille :
— Prends garde à ne faire aucune allusion à l’autre nuit ! Je ne tolère pas que l’imp... qu’elle ait la moindre peine ! Je lui en fais bien assez !
Une douleur, jalousie et chagrin mêlés, vrilla le cœur de Marianne. Cette phrase sèche, cette main dure qui la conduisait, tout lui disait qu’elle n’avait que trop bien jugé la place exacte qu’elle tenait dans la vie du faux Charles Denis : un jouet, une passade, une distraction d’un instant aussitôt oubliée... alors qu’elle sentait, plus aigu que jamais, l’amour qu’elle lui portait. Il la traitait presque en coupable, alors qu’elle avait risqué sa vie pour le sauver, alors que Jason venait d’être frappé par ses gardes. Tout ce qu’elle demandait, maintenant, c’est qu’il la laissât s’en aller. Dès que Jason le déciderait, elle partirait avec lui... Elle savait bien qu’il ne lui serait plus possible de vivre dans le même pays que Napoléon, tout près de lui, sans avoir même le droit de l’approcher.