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— Pourquoi ?

La question avait claqué, si sèche, si dure que Marianne sentit le cœur lui manquer. Il l’observait avec des yeux impitoyables. C’était fini. Elle l’avait perdu à tout jamais. Alors autant achever de tout détruire de ses propres mains ! Autant tout dire ! Après, il pourrait bien faire d’elle ce qu’il voudrait, la jeter en prison, la renvoyer à la potence anglaise... qu’importe ! Douloureusement, elle se laissa glisser à genoux.

— Sire, murmura-t-elle, sachez tout une bonne fois afin de pouvoir juger en toute équité...

Fouché voulut s’interposer, inquiet visiblement de la tournure que prenaient les événements.

— Tout ceci est ridicule, commença-t-il, mais un brutal « Silence ! » de l’Empereur lui coupa net la parole.

Marianne reprit :

— Je m’appelle Marianne d’Asselnat de Villeneuve. Mes parents sont morts sur l’échafaud et j’ai été élevée en Angleterre par ma tante, Lady Selton. Voici quelques mois, j’ai épousé un homme que je croyais aimer. C’était une erreur terrible. La nuit même de mes noces, Francis Cranmere, mon époux, a joué et perdu aux cartes tout ce que je possédais. Il a joué aussi mon honneur ! Alors... je l’ai tué !

— Tué ? s’exclama Joséphine horrifiée, mais vaguement admirative.

— Oui, madame... tué en duel ! Je sais, cela peut paraître étrange qu’une femme se batte en duel, mais j’ai été élevée comme un garçon... et je n’avais plus que moi-même pour défendre mon nom et mon honneur. Ma tante était morte huit jours plus tôt... Alors, j’ai dû fuir ! Il me fallait quitter l’Angleterre où je n’avais plus rien ni personne à attendre que la corde et le bourreau ! J’ai pu passer en France grâce à un bateau contrebandier... et là, M. le duc d’Otrante, pour me sauver de la loi contre les émigrés, m’a proposé d’entrer chez Mme de Talleyrand en qualité de lectrice et, en même temps...

— De lui rendre quelques menus services ! acheva l’Empereur. Cela ne m’étonne pas. Vous ne faites jamais rien pour rien, n’est-ce pas, Fouché ? Il faudra, par exemple, que vous me contiez comment vous en êtes venu à offrir votre protection à une émigrée rentrée en fraude.

— C’est bien simple, Sire, commença Fouché dont le léger soupir de soulagement n’avait pas échappé à Marianne, les choses se sont passées ainsi...

— Plus tard, plus tard.

L’Empereur avait repris sa promenade mais beaucoup plus lentement. Les mains au dos et la tête penchée sur la poitrine, de toute évidence, il réfléchissait... La bonne Joséphine en profita pour relever Marianne et la faire asseoir de nouveau. Elle essuya de son propre mouchoir les yeux noyés de larmes de la jeune femme et, appelant sa fille Hortense qui, seule de tout son entourage, avait assisté à la scène, elle lui demanda de faire chercher quelque chose de chaud pour Marianne.

— Ordonne que l’on prépare un bain, des vêtements secs, une chambre... Je garde Mlle d’Asselnat !

— Votre Majesté est bonne, fit Marianne avec un triste sourire, mais je préfère m’en aller. Je voudrais rejoindre mon compagnon blessé. Nous devions, demain matin, partir ensemble pour l’Amérique. Son bateau l’attend à Nantes !

— Vous ferez ce que l’on vous dira de faire, mademoiselle, coupa Napoléon sèchement. Ce n’est pas, il me semble, à vous de décider de votre sort. Nous n’en avons pas fini avec vous ! Avant de partir... pour l’Amérique, vous aurez encore à vous expliquer !

« Expliquer quoi, mon Dieu ? » songea Marianne. Qu’elle avait été sotte de se fourrer dans ce guêpier pour le sauver, pour le revoir surtout, ne fût-ce qu’un instant, parce qu’elle espérait encore, sans trop savoir quoi ! Peut-être qu’il lui rendrait un peu de sa tendresse de l’autre nuit ?... Mais non ; ce ton sec, brutal, disait trop bien qu’elle n’avait jamais vraiment compté pour lui ! Ce n’était qu’un ingrat ! Mais pourquoi fallait-il qu’il la fascinât à ce point ?

— Je suis aux ordres de Votre Majesté ! murmura Marianne, la mort dans l’âme. Ordonnez, Sire, j’obéirai.

— J’espère bien ! Acceptez l’eau et les vêtements que Sa Majesté a la bonté de vous offrir, mais faites vite ! Il faut vous tenir prête à me suivre à Paris dans l’heure.

— Sire, proposa gracieusement Fouché, je peux fort bien me charger de Mademoiselle. Je rentre à Paris, je peux la déposer rue de Varenne.

Cette obligeance valut au duc d’Otrante un coup d’œil furieux et un sec :

— Quand j’aurai besoin de votre avis, Fouché, je vous le demanderai. Allez, mademoiselle, et pressez-vous !

— Puis-je au moins savoir ce qu’il est advenu de mon compagnon ? osa-t-elle demander avec une certaine fermeté.

— Devant l’Empereur, mademoiselle, riposta Napoléon, vous n’avez à vous préoccuper de quiconque, sinon de vous-même ! Votre cas est bien assez brumeux comme cela, ne l’aggravez pas !

Mais il en fallait plus encore que la colère de Napoléon pour que Marianne acceptât d’abandonner un ami.

— Sire, fit-elle avec lassitude, même un condamné à mort a le droit de se soucier d’un ami. Jason Beaufort a été blessé en voulant vous sauver et...

— Et, selon vous, je me comporte en parfait ingrat ? Rassurez-vous, mademoiselle, votre ami américain n’est pas gravement atteint : une balle dans le bras, il a dû en voir d’autres. A cette minute, le capitaine Trobriant a fait chercher sa voiture qu’il a dit avoir laissée sur la route. Il va repartir pour Paris tout doucement...

— En ce cas, je veux le voir !

Le poing de Napoléon s’abattit sur une frêle petite table en citronnier qui se brisa sous le coup.

— Qui ose dire « je veux » devant moi ? En voilà assez ! Vous ne verrez cet homme qu’avec ma permission et quand je le jugerai bon ! Fouché, puisque vous aimez tellement raccompagner les gens, vous vous chargerez de ce Beaufort.

Le ministre de la Police s’inclina et, avec un regard ironique en direction de Marianne, accompagné d’un discret haussement d’épaules, il prit congé et sortit.

La jeune femme le regarda franchir la porte, le dos rond, maté. Cela aurait dû lui faire plaisir, mais l’homme dont la colère éclatait devant elle était trop différent du charmant Charles Denis. Elle comprenait maintenant pourquoi on l’appelait l’ogre de Corse ! Mais, malgré sa rancune actuelle, Marianne ne pouvait se dissimuler qu’elle aimait ce ton dominateur. Il lui allait bien...

L’ex-impératrice avait assisté à toute cette scène sans s’y mêler. Mais, quand Fouché fut sorti, elle se leva et prit Marianne, figée sur place, par le bras.

Le regard de Marianne, flambant de révolte, croisa celui, doux et douloureux de Joséphine. Malgré son amour pour Napoléon, elle ne pouvait s’empêcher d’être attirée par cette femme désarmée qui se montrait bonne pour elle sans même songer à s’étonner de l’étrangeté de sa situation. Elle s’efforça de lui sourire puis, se courbant brusquement, posa ses lèvres sur la main pâle de la souveraine répudiée.

— C’est à vous que j’obéis, madame.

L’Empereur ne broncha pas. Peut-être n’avait-il même pas entendu cet ultime défi à son autorité. Le dos tourné aux deux femmes, il regardait au-dehors en tiraillant d’un doigt nerveux la frange d’un rideau de moire brillante. Sans rien ajouter, Marianne fit sa révérence à Joséphine et suivit la camériste, que la reine Hortense avait fait appeler, en se demandant si un jour viendrait où elle aurait, enfin, la possibilité de choisir elle-même ses vêtements et de s’habiller sans être obligée d’emprunter quoi que ce soit à qui que ce soit.