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— Sa Majesté en fait une énorme consommation ! remarqua-t-il avec un bon sourire.

Marianne se dit que le valet-confident lui plaisait. Son visage d’homme du Nord était franc, ouvert et inspirait la sympathie à première vue. D’autre part, elle avait l’impression de plaire à Constant qui se montra pour elle aux petits soins sans paraître y mettre la moindre affectation.

Quand, au bout d’une dizaine de minutes, Napoléon revint, elle passait la robe de lainage bleu doux que lui avait donnée Mme de Rémusat.

— Bravo ! s’écria-t-il. J’aime que l’on ne traîne pas à sa toilette. Tu ferais un bon soldat ! Viens maintenant, je vais te présenter celle à qui j’ai décidé de te confier en attendant que je t’aie trouvé une maison digne de toi.

— Est-ce cette... Mme Hamelin ? fit Marianne avec une toute légère hésitation. Je connais ce nom-là et il me semble avoir déjà vu celle qui le porte.

— Tu L’as vue certainement chez « Taillerand ». C’est l’une de ses grandes amies, mais la différence réside en ce que j’ai confiance en elle et n’en ai aucune en ce cher prince de Bénévent. La place de la femme que j’aime n’est pas chez lui.

— C’est donc une dame de grande vertu ? hasarda Marianne qui pensait à Mme Fouché et se voyait déjà enfermée dans une demeure aussi austère que peu réjouissante.

L’éclat de rire de Napoléon la rassura aussitôt :

— Elle, Fortunée ? On l’a surnommée le « premier polisson de France ». Ah, certes non, ce n’est pas une vertu ! Depuis le Directoire, dont elle a été l’une des plus ébouriffantes « merveilleuses », elle ne compte plus ses amants. Mais si sa vertu n’est plus qu’un lointain souvenir, elle possède des qualités autrement sûres et solides : un cœur droit, sincère, une fidélité à toute épreuve, le culte de l’amitié... Sais-tu qu’elle s’est traînée à mes pieds pour me supplier de ne pas divorcer ? Oui, c’est une bonne amie. Sa langue acérée, ses biens, sa maison sont toujours au service de ceux qu’elle aime... et je veux qu’elle t’aime. Tu ne pourras jamais trouver meilleur rempart qu’elle contre la malignité de la haute société... qu’elle connaît comme personne. De plus, elle habite, non loin de Montmartre, une maison charmante, suffisamment discrète pour que des visites nocturnes n’y soient pas remarquées et pour qu’il soit possible d’y cacher quelqu’un.

— Y cacher quelqu’un ? Qui devra s’y cacher ?

— Toi, mio dolce amor ! J’ai décidé de te cacher jusqu’au moment, proche, sois tranquille, où tu éclateras au grand jour. Ne t’ai-je pas dit que je voulais mettre Paris, Rome, Milan, Bruxelles à tes pieds ? Non ; pas de questions ; tu verras bien. Viens maintenant.

Dans le cabinet de l’Empereur, une pièce sévère, resserrée entre de hautes bibliothèques d’acajou, une femme attendait et Marianne se souvint d’elle aussitôt. Comment oublier cette figure originale de créole au teint brun ? De type nettement exotique, Fortunée Hamelin, à trente-quatre ans, demeurait extraordinairement séduisante. Cheveux noirs magnifiques, dents très blanches et pointues, lèvres rouges, un peu épaisses trahissant peut-être une goutte de sang noir. Elle habillait tout cela d’une grâce insulaire à laquelle seule Joséphine pouvait prétendre. L’une venait de la Martinique, l’autre de Saint-Domingue, mais une solide amitié les avait toujours unies. Marianne aima le regard direct et souriant de Mme Hamelin, et même le violent parfum de roses qui l’enveloppait.

Voyant paraître la jeune femme, à vrai dire assez empêtrée de son personnage, Fortunée avait bondi du petit canapé couvert de satin rayé vert et or, sur lequel elle s’était assise dans une grande débauche de fourrures, et était venue spontanément l’embrasser en s’écriant, avec son accent chantant de créole :

— Chère belle, vous n’imaginez pas la joie que j’ai à vous prendre sous mon aile. Voilà longtemps que je rêvais de vous chiper à cette grande sotte de princesse ! Comment avez-vous fait pour la dénicher, Sire ? Le cher Talleyrand veillait dessus comme Jason sur la Toison d’Or.

— A vrai dire, je n’ai pas eu tellement de peine. Le vieux fourbe a été pris à son propre piège ! Mais je ne vous empêche pas de lui dire que je vous l’ai confiée... à condition qu’il se taise. Je ne veux pas qu’on parle d’elle pour le moment. Il n’aura qu’à inventer une histoire quand il saura ce qu’elle est devenue. J’ai idée, ajouta Napoléon avec un sourire moqueur, qu’il doit commencer à se tourmenter quelque peu à son sujet ! Maintenant, filez toutes les deux. On va venir pour mon lever. Votre voiture est à la petite porte, Fortunée ?

— Oui, Sire. Elle attend.

— Parfait. Je viendrai ce soir, vers 11 heures, chez vous. Faites le vide ! Quant à toi, mon oiseau chanteur, prends soin de toi mais ne pense qu’à moi.

Il était pressé maintenant, tripotait nerveusement les piles de papiers et les portefeuilles de maroquin rouge qui couvraient son grand bureau-secrétaire. Marianne ne songea même pas à s’en formaliser. Elle était soucieuse d’ailleurs. Le rappel mythologique de Mme Hamelin au conquérant de la Toison d’Or lui avait rappelé son compagnon d’aventures et ce rappel n’était pas agréable. Il était blessé, il l’attendait peut-être et elle allait devoir manquer à la parole qu’elle lui avait donnée. C’était une pensée pénible, mais elle était si heureuse ! Comment ne pas préférer ce remords au regret qui eût été le sien de quitter la France ? Jason oublierait vite celle qu’il avait gagnée au jeu un soir de folie.

— Tu pourrais au moins m’embrasser au lieu de rêver ! reprocha Napoléon en lui tirant l’oreille. Le temps va me durer jusqu’à ce soir, tu sais ? Mais il faut que je te chasse.

Gênée par la présence, cependant discrète, de Fortunée qui était allée regarder à une fenêtre, Marianne se laissa embrasser avec une certaine timidité. Bien qu’il fût en robe de chambre. Napoléon était redevenu l’Empereur. Elle lui glissa d’entre les bras pour une profonde révérence :

— Aux ordres de Votre Majesté... et plus que jamais sa fidèle servante !

— Je t’adore quand tu prends cet air de duchesse ! s’exclama-t-il en riant. (Puis, changeant de ton, il appela :) Roustan !

Le mameluck au turban blanc, vêtu d’un superbe costume de velours rouge brodé d’or, apparut aussitôt. C’était un Géorgien de belle taille, jadis vendu comme esclave par les Turcs et ramené de sa campagne d’Egypte, avec une centaine de ses confrères, par le général Bonaparte. Bien qu’il couchât toutes les nuits en travers de la porte de l’Empereur, il était marié depuis bientôt deux ans à la fille d’un huissier du palais, Alexandrine Douville. On ne pouvait guère rêver de garçon plus pacifique, mais Roustan, avec son teint basané, son turban turc et son grand sabre courbe, ne laissait pas d’être impressionnant, encore que Marianne fût surtout sensible à l’exotisme du personnage.

Napoléon lui ordonna de conduire les deux dames à leur voiture et, sur une dernière révérence, Marianne et Fortunée quittèrent le cabinet impérial.

Tout en descendant, derrière Roustan, le petit escalier du palais, Mme Hamelin glissa son bras sous celui de sa nouvelle amie, l’enveloppant de son parfum de roses.

— Je vous prédis la conquête de l’univers, dit-elle gaiement, si toutefois Sa Majesté ne s’amuse pas à jouer les sultans et ne vous enferme trop longtemps. Aimez-vous les hommes ?

— J’aime... un homme ! fit Marianne interloquée.

Fortunée Hamelin se mit à rire. Elle avait un rire chaud, franc et communicatif qui faisait briller ses petites dents pointues entre ses lèvres rouges.

— Mais non, vous n’y entendez rien ! Vous n’aimez pas un homme, vous aimez l’Empereur ! Autant dire que vous aimez le Panthéon ou le nouvel arc de triomphe du Carrousel !