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— Vous croyez que c’est la même chose ? Moi, je ne trouve pas. Il n’est pas si impressionnant, vous savez. Il est...

Elle chercha un instant le mot qui traduirait le mieux son bonheur, mais, n’en trouvant pas d’assez fort, se contenta de soupirer : « Il est merveilleux ! »

— Je le sais bien, s’exclama la créole. Je sais aussi ce qu’est son pouvoir de séduction, quand il veut s’en donner la peine, s’entend, car, lorsqu’il veut être désagréable...

— Il peut l’être ? s’écria Marianne sincèrement surprise.

— Attendez de l’avoir entendu déclarer, en plein bal, à une dame : « Vous avez une robe sale ! Pourquoi donc portez-vous toujours la même robe ? Je vous ai vu celle-ci vingt fois ! »

— Oh, non ! Ce n’est pas possible !

— Mais si, c’est possible, et même, si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, c’est ce qui fait son charme. Quelle femme, vraiment femme, ne souhaiterait savoir comment est, dans l’amour, cet impérial butor avec son regard d’aigle et son sourire d’enfant ? Quelle femme n’a rêvé, à une heure ou à une autre, d’être l’Omphale de cet Hercule ?

— Même... vous ? demanda Marianne avec un peu de malice.

Mais Fortunée répondit, avec une grande sincérité :

— Mais oui, je l’avoue... pendant un temps tout au moins. Je m’en suis bien vite guérie.

— Pourquoi donc ?

De nouveau le rire éclatant qui, sous la voûte du palais, se répercuta jusqu’aux marches extérieures.

— Parce que j’aime trop les hommes ! Et en cela, croyez-moi, j’ai amplement raison. Quant à Sa Majesté l’Empereur et Roi, ce que je lui ai donné vaut bien, je pense, un amour.

— Qu’est-ce que c’est ? L’amitié ?

— J’aimerais bien, soupira la jeune femme soudain rêveuse, j’aimerais être vraiment son amie ! Il sait, d’ailleurs, que je l’aime bien, et surtout que je l’admire, oui ! fit-elle avec une soudaine ferveur, je l’admire plus que tout au monde ! Je crois bien que, dans mon cœur. Dieu ne lui vient pas à la cheville.

Le soleil se levait, timide, peignant de rose les chevaux de Venise sur le nouvel arc de triomphe. La journée s’annonçait belle !

Mme Hamelin habitait dans la rue de la Tour-d’Auvergne, entre l’ancienne barrière des Porcherons et la nouvelle barrière des Martyrs, ouverte dans le mur des Fermiers généraux, une charmante maison entre cour et jardin où, avant la Révolution, la comtesse de Genlis avait élevé les enfants du duc d’Orléans. Elle y avait pour voisin l’inspecteur des chasses impériales et, pour vis-à-vis, une danseuse de l’Opéra, Marguerite Vadé de l’Isle, entretenue par un financier. La maison, elle-même du siècle passé, rappelait les lignes nettes du Petit Trianon, avec toutefois d’importants communs et si le jardin touché par l’hiver n’était que silence et mélancolie, dans une vasque de la cour, chantait un jet d’eau. L’ensemble, surtout à cause de la situation un peu écartée de cette rue en pente, plut à Marianne. Malgré le va-et-vient des serviteurs en plein travail à cette heure matinale, malgré les cris de Paris qui s’éveillait, la maison de Fortunée avec ses murs blancs avait quelque chose de calme et de reposant qui lui plaisait davantage que la noblesse fastueuse de l’hôtel Matignon.

Fortunée installa son invitée dans une charmante chambre habillée de soie pékinée rose et blanche dont le lit de bois clair s’ornait de grands rideaux de mousseline blanche. Cette chambre, toute proche de la sienne, était celle de sa fille Léontine, pour le moment pensionnaire de la célèbre maison d’éducation de Mme Campan, à Saint-Germain. Et, tout de suite, Marianne constata que la créole nonchalante ne l’était qu’en apparence et faisait preuve, au contraire, d’une intense activité. En un rien de temps, Marianne se trouva nantie d’un ample peignoir de batiste et de dentelle, d’une paire de mules de velours vert, d’une femme de chambre pour elle toute seule  – toujours les possessions de Léontine Hamelin ! – et d’un solide petit déjeuner devant lequel elle s’attabla peu après en face d’un beau feu clair en compagnie de son hôtesse, débarrassée, elle aussi, de ses vêtements de sortie. Marianne, amusée, put voir que l’ancienne merveilleuse qui, jadis, avait osé sortir, aux Champs-Elysées, nue sous une robe de mousseline, revenait volontiers, dans l’intimité de son appartement, à ses goûts d’autrefois. Ses déshabillés vaporeux mais abondamment garnis de rubans aux couleurs tendres ne cachaient pas grand-chose d’une anatomie parfaite et servaient au contraire sa beauté brune de fille des îles en lui restituant une sorte de primitivisme.

Les deux jeunes femmes dévorèrent à belles dents les tartines, les confitures et les fruits copieusement arrosés de thé au lait très chaud et très fort à la mode anglaise, servi dans un ravissant service rose de la Compagnie des Indes. Après quoi, Fortunée poussa un soupir de contentement et dit :

— Causons ! Que voulez-vous faire maintenant ? Prendre un bain ? dormir ? lire ? Moi, je vais écrire un mot à M. de Talleyrand pour l’informer de ce que vous êtes devenue.

— Je vous en prie, coupa Marianne sur un ton de prière, il y a quelque chose qui me semble bien plus urgent. L’un de mes amis, celui qui m’a fait fuir hier des carrières de Chaillot, a été blessé. C’est un Américain, un marin, un homme extraordinaire, et j’ignore ce qu’il est advenu de lui. L’Empereur...

— ... qui pique des crises de jalousie comme le commun des mortels corses, n’a pas voulu répondre à vos questions ! Mais parlez-moi de cet Américain. J’ai toujours adoré ces gens-là, peut-être parce que je suis née non loin d’eux. Ils ont un parfum d’aventure et d’excentricité que je trouve passionnant. D’ailleurs, l’Empereur ne m’a raconté qu’approximativement ce qui vous était arrivé. Racontez-moi ce roman car j’ai eu tout à fait l’impression que l’on m’en résumait un, et j’adore les romans !

— Moi aussi, fit Marianne en souriant. Mais je n’ai pas beaucoup aimé celui-là !

Les yeux étincelants, Fortunée l’écouta avec passion raconter tout ce qui lui était arrivé depuis le soir du 21 janvier où elle avait quitté l’hôtel de la rue de Varenne pour le Butard. Elle parla de Bruslart, de Morvan, dont elle ignorait encore le sort, de son ami Jolival, qui devait lui aussi être en souci d’elle, du commissionnaire Gracchus-Hannibal Pioche et enfin de Jason Beaufort avec qui, ce même jour, elle devait partir pour l’Amérique.

— Je l’aurais suivi sans hésiter, dit-elle en conclusion, si l’Empereur ne m’avait fait promettre de rester.

— Vous l’auriez suivi vraiment... malgré ce qui s’est passé cette nuit, aux Tuileries ?

Marianne réfléchit un instant puis soupira :

— Oui... Si l’on ne m’avait fait promettre de rester, si l’on ne m’avait assuré que l’on avait besoin de moi, je serais partie, sans hésiter, aujourd’hui.

— Mais... pourquoi ?

— Parce que je l’aime trop ! Maintenant que je sais qui il est et ce qui va se passer dans les mois à venir, ce... ce mariage avec l’archiduchesse, j’ai peur de souffrir. Quoi qu’il puisse dire ou faire, je sais que j’aurai mal parce que je ne pourrai pas ne pas être jalouse d’elle. Voilà pourquoi il aurait mieux valu que je parte, justement après ces heures d’amour. J’aurais ainsi emporté un merveilleux souvenir. Et à cette minute même où je vous parle, je regrette encore de rester parce que j’ai peur de ce qui m’attend. Je me demande même s’il ne vaudrait pas mieux passer outre à sa volonté... J’ignore même encore ce qu’il va faire de moi, quelle vie sera la mienne !