— Est-ce que ce n’était pas un peu sévère ?
— Je vous ai dit que l’Empereur n’était pas commode. Mais je dois dire qu’il n’y avait pas que cela. L’été précédent, ce diable de Casimir a été rejoindre à Cauterets la duchesse d’Abrantès qui pleurait le départ de Metternich et à ce que l’on dit, il l’a quelque peu consolée. Au fond, Napoléon a bien fait ! Dans un sens, il a rendu service à Montrond qui, sans cela, se fût trouvé peut-être mêlé aussi au scandale Abrantès.
— Quel scandale ?
— Ah, ça, mais d’où sortez-vous ?
— Des carrières de Chaillot, vous le savez bien.
— C’est trop juste ! Eh bien ! sachez que le mois passé, au sortir du bal du comte Marescalchi, Junot, qui cependant trompe abondamment sa femme, lui a fait une scène horrible au cours de laquelle il l’a à moitié tuée avec une paire de ciseaux dans une crise de jalousie. Sans Mme de Metternich, qui s’est interposée, je crois bien qu’il la tuait tout à fait. L’Empereur était furieux. Il a renvoyé Junot en Espagne et sa dame avec lui pour les obliger à se réconcilier. Selon moi, il aurait aussi bien fait de punir aussi cette chipie de Caroline !
— Caroline ?
— Sa sœur, Mme Murat, grande-duchesse de Berg et reine de Naples depuis un an et demi. Une ravissante blonde dodue, rose et appétissante comme un bonbon... et la pire garce que la terre ait jamais portée ! C’est elle qui a dénoncé la pauvre Laure d’Abrantès à Junot... qui d’ailleurs était son amant !
Ce bref aperçu des mœurs des grands dignitaires de la Cour fit ouvrir de grands yeux à Marianne qui eurent le don de mettre Fortunée en joie.
— Vous n’en imaginiez pas autant, hein ? Mais, pendant que j’y suis, un bon conseil : aimez l’Empereur autant que vous voudrez, mais méfiez-vous de sa noble famille. Hormis sa mère, l’inaccessible Mme Laetitia qui a gardé les intransigeants principes du vieux sang corse et Lucien qui a choisi l’exil par amour, les autres se sont mués en une sorte de nœud de vipères, en un ramassis de gens hautains, avides, vaniteux comme des paons et, en général, proprement infréquentables à mon sens. Fuyez-les comme la peste, car ils vous détesteront autant que l’Empereur vous aimera !
Marianne prit bonne note du conseil. Mais elle ne souhaitait pas entrer en lutte avec la famille impériale, ni même être simplement connue d’elle. Elle voulait aimer Napoléon dans l’ombre, sans attirer l’attention parce que c’était seulement loin des lumières et du bruit de la foule qu’un amour comme le leur pouvait trouver son plein épanouissement.
A mesure que coulait la journée, d’ailleurs, elle se montrait de plus en plus distraite, n’écoutant plus que d’une oreille les potins de Fortunée. Ses yeux revenaient plus souvent à la pendule de bronze dorée représentant le sommeil de Psyché. Jamais elle n’avait été aussi heureuse de voir tomber la nuit puisque cette nuit allait le ramener à elle. Un peu de fièvre se glissait dans ses veines en songeant aux heures d’amour qui l’attendaient. Elle avait déjà tant de choses à « lui » dire ! Les heures cependant mirent de plus en plus de temps à s’écouler.
Fortunée, qui avait consigné sa porte à tous ses amis sous prétexte qu’elle était souffrante, avait bâillé au moins trente fois quand 10 heures sonnèrent à l’église Notre-Dame-de-Lorette[11]. Le dernier coup venait tout juste de s’égrener quand le roulement d’une voiture se fit entendre. Elle ralentit, s’engouffra par la porte que le concierge avait reçu la consigne de laisser ouverte, puis s’arrêta dans la cour demeurée volontairement obscure. Marianne, le cœur battant la chamade, courut à la fenêtre tandis que Fortunée se levait pour rentrer dans sa chambre. Mais elle n’en eut pas le temps. En un instant, Napoléon fut là.
— Ne vous sauvez pas ! madame, lança-t-il à son hôtesse qui plongeait dans sa révérence avant de passer la porte du salon, je n’en ai que pour un moment...
Il lança son chapeau sur un canapé, prit Marianne dans ses bras et l’embrassa tandis qu’elle protestait.
— Comment pour un moment ?
— Un empereur ne fait pas souvent ce qu’il veut, mio dolce amor ! Il faut que je rentre aux Tuileries où des dépêches importantes m’attendent et où je dois recevoir quelqu’un. Je n’ai donc pas beaucoup de temps, mais j’avais à te dire plusieurs choses qui ne pouvaient attendre ! D’abord ceci :
D’une poche de sa redingote, il tira un rouleau de papiers scellé d’un grand cachet rouge qu’il mit dans les mains de la jeune femme.
— Je t’avais promis une maison, dit-il en souriant. Je te donne celle-ci. Je crois qu’elle te plaira. Regarde !
Marianne déroula les papiers, mais, à peine eut-elle lu les premiers mots de l’acte de propriété qu’elle pâlit. Ce fut avec des yeux pleins de larmes qu’elle se jeta dans les bras de son ami.
— Merci... oh ! merci ! balbutia-t-elle en serrant contre elle ces merveilleux papiers qui lui rendaient l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille, la maison familiale où ses parents avaient été arrêtés, où l’abbé de Chazay l’avait trouvée abandonnée.
Doucement, Napoléon caressa les épais cheveux bruns relevés en couronne.
— Ne pleure pas. Je veux avant tout que tu sois heureuse. J’ai déjà donné des ordres. Dès demain, Percier et Fontaine se rendront rue de Lille pour les indispensables réparations car, depuis 1793, la maison a été abandonnée. Fortunée t’accompagnera pour que tu puisses ordonner selon ton goût. Allons, ne pleure plus, j’ai encore quelque chose à te dire ! ajouta-t-il avec une tendre brusquerie.
Elle fit un effort, essuya ses yeux.
— Je ne pleure plus.
— Menteuse ! Tant pis, je continue : demain, Gossec viendra ici. Il a l’ordre de te préparer à passer une audition devant le directeur de l’Opéra. Dans un mois Tout-Paris acclamera la nouvelle idole : Maria-Stella[12]. Tu as une voix merveilleuse ; c’est elle qui fera ta gloire !
— Maria-Stella ? fit la jeune femme trop surprise maintenant pour avoir la moindre envie de pleurer.
— C’est le nom que je t’ai choisi. Tu ne peux monter sur une scène sous ton nom réel ; quant à celui de Mallerousse, que tu avais adopté, il est affreux. Enfin, une Italienne aura tout de suite la faveur du public. Tu n’as pas idée du snobisme des Parisiens ! Ils se feraient peut-être tirer l’oreille pour une de leurs compatriotes, mais une Italienne remportera tous leurs suffrages. Te voilà donc sacrée cantatrice de la Péninsule. Que préfères-tu comme patrie : Venise, Rome, Florence ?
Il offrait un choix de villes aussi aisément qu’un choix de robes.
— Venise ! fit Marianne émerveillée. J’aimerais tant connaître Venise.
— Tu iras ! Tu chanteras à Venise, car mon empire tout entier va te disputer à moi. On te donnera donc un passeport vénitien.
Des perspectives immenses s’ouvraient tout à coup devant Marianne, mais ces perspectives supposaient tant de séparations ! Des séparations inévitables. Quand il ne pourrait pas l’appeler près de lui, il serait mieux pour elle de voyager, de s’éloigner. Avec la musique, tout serait facile.
— Maria-Stella ! murmura-t-elle comme pour se graver dans l’esprit ce nom nouveau.
— Ce n’est pas moi qui t’ai baptisée ainsi, c’est Fouché. Etoile tu étais, étoile tu resteras, mais sur un tout autre plan. Autre chose : une grande cantatrice a besoin d’un mentor, d’une sorte d’imprésario pour discuter ses contrats, pour établir son programme et la défendre contre les importuns. Je crois avoir trouvé ce qu’il te faut. Que dirais-tu de ce bonhomme à grandes oreilles que l’on a trouvé cette nuit battant la semelle sur la route de Malmaison en compagnie d’un cocher sourd ? J’ai eu, sur lui, dans la journée, un rapport qui me convient. C’est un curieux personnage, mais je crois qu’il ferait l’affaire. Et, si j’ai bien compris, tu es en dette avec lui.