En bonne-créole superstitieuse, Fortunée Hamelin frissonna, serra plus fort le bras de Marianne, puis soupira :
— Percier et Fontaine vont avoir du travail ! Quel désastre ! Je commence à penser que l’Empereur vous a fait là un curieux présent !
— Aucun ne pouvait me faire plus de plaisir ! affirma Marianne farouche. Même les émeraudes ne sont rien auprès de cette vieille maison si malade.
— N’exagérons rien, fit Arcadius consolant. Avec un peu de soin et de travail tout ceci sera très vite remis en état. Les blessures sont plus impressionnantes que vraiment profondes. Voyons l’intérieur.
Il offrit la main à Marianne pour l’aider à franchir les quelques marches branlantes qui demeuraient au perron, puis rendit le même service à Mme Hamelin qui suivit son amie.
La porte sculptée s’ouvrit avec la même aisance que celle de la rue. Arcadius fonça les sourcils.
— Qui donc prend soin des serrures quand tout est à l’abandon ? marmotta-t-il.
Mais Marianne ne l’écoutait pas. Le cœur battant, elle s’avança dans l’immense vestibule désert. Aucun meuble n’y restait. Les marbres polychromes qui avaient habillé les murs, encadré les portes, gisaient, brisés, sur les marbres noirs du dallage endommagés eux aussi. Les précieuses portes peintes, arrachées de leurs gonds, laissaient le regard pénétrer dans les profondeurs de cette maison où tout gardait la trace du vandalisme le plus stupide et le plus aveugle.
Dans la salle à manger aux tentures arrachées, les sévères dressoirs, les grands bahuts, les meubles lourds que l’on n’avait pu emporter montraient leur panneaux crevés à coups de crosse et moisis par l’humidité. La cheminée de marbre rouge au-dessus de laquelle un grand cartouche montrait les restes du profil ravagé du roi Louis XVI était pleine de cendres dans lesquelles brillaient encore de petits morceaux de bronze doré, reste des meubles que l’on avait dû brûler là.
Au seuil du salon qui suivait, le désastre était plus grand encore. Il ne restait pas un meuble debout. Le clavecin et son précieux vernis formaient un tas informe d’où émergeaient un pied galbé et quelques touches d’ivoire, les soieries claires n’étaient plus que des lambeaux visqueux et noircis adhérant à des morceaux de bois gardant des traces de dorures. Seules, les boiseries chantournées... mais soudain Marianne eut un sursaut. Son regard agrandi se fixa. Au-dessus de la cheminée, solitaire, magnifique et insolite, un admirable portrait d’homme régnait sur toute cette misère. Le teint brun sous les cheveux poudrés, les yeux sombres et ardents, les traits fiers, le poing à la hanche, insolent et superbe sous l’élégant uniforme de mestre de camp général, se détachant sur un fond brumeux de champ de bataille, le modèle du peintre avait dû être un homme d’une rare séduction et Fortunée, qui arrivait derrière Marianne, s’exclama :
— Oh ! le beau gentilhomme !
— C’est mon père ! souffla Marianne, la voix blanche.
Les trois visiteurs demeurèrent immobiles, les pieds dans la poussière, les yeux rivés au regard moqueur, extraordinairement vivant du portrait. Pour Marianne, ce tête-à-tête avait quelque chose de poignant. Jusqu’à cet instant, son père n’avait été pour elle qu’une miniature un peu ternie dans un cadre de perles fines, l’image d’un homme élégant au sourire sceptique, un peu blasé, presque trop raffiné, qu’elle avait regardé avec la tendresse lointaine que l’on réserve à une image séduisante ou à un héros de roman. Mais le jeune guerrier arrogant du portrait la touchait dans les fibres les plus profondes de son être parce que, dans chacun de ses traits hardis, elle reconnaissait les siens. Comme il lui ressemblait avec ses hautes pommettes, le léger étirement de ses yeux moqueurs où se lisait un défi, la sensualité de sa bouche un peu grande, trahissant l’obstination de la mâchoire carnassière ! Comme il était proche d’elle, tout à coup, ce père qu’elle n’avait jamais connu vraiment !
Ce fut Jolival qui rompit l’enchantement.
— Vous êtes bien sa fille ! remarqua-t-il songeur. Il ne devait pas être tellement plus âgé que vous quand on a peint ce portrait. Jamais je n’ai vu d’homme aussi beau, ni d’ailleurs aussi viril ! Mais qui a pu l’accrocher là ? Regardez... (Et Jolival passa un doigt ganté de chamois clair sur le cadre doré :) Pas un grain de poussière ! Et pourtant, tout ici...
Sa pensée s’acheva dans un geste circulaire embrassant la désolation du grand salon, mais le geste demeura en suspens. A l’étage au-dessus un parquet avait craqué sous des pas...
— Mais... il y a quelqu’un ? murmura Marianne.
— Je vais voir, répondit Arcadius.
Il courut vers l’escalier dont, par une ouverture, on apercevait l’ample volée, grimpa quatre à quatre avec la légèreté d’un danseur. Les deux femmes demeurées seules dans le salon se regardèrent sans éprouver l’envie de rompre le silence. Marianne avait une impression étrange. Cette maison vide et désolée où trônait un portrait, elle la sentait vivre malgré tout, d’une vie confuse, larvée peut-être. Elle était partagée entre deux désirs contraires : s’asseoir là, sur le sol poussiéreux, pour y attendre Dieu sait quoi ou bien s’enfuir, refermer derrière elle cette porte qui cependant s’ouvrait si bien, et ne jamais revenir. L’idée que, bientôt, des ouvriers allaient apporter ici leur vacarme, troubler le silence de ce singulier sanctuaire, la gênait comme une mauvaise action. Pourtant, nul plus qu’elle-même n’avait le droit de franchir ce seuil, d’éveiller les échos endormis du vieil hôtel. Cette maison à laquelle, hier encore, elle ne pensait pas, lui était maintenant entrée dans la chair et elle savait bien qu’elle ne pourrait plus l’arracher sans blessure. Son regard revint se poser sur celui du portrait qui, d’ailleurs, semblait la suivre où qu’elle allât dans le salon et, du fond du cœur, elle lui adressa une muette et ardente prière :
— Vous voulez bien, dites, vous voulez bien que je revienne ici... dans notre maison ? Je l’aime déjà tant ! Je lui rendrai sa splendeur passée, de nouveau vous régnerez sur un décor digne de vous...
Alors, comme si la maison avait voulu lui répondre, la seule fenêtre encore entière du salon, mal close peut-être, ou disjointe, s’ouvrit sous la poussée d’un coup de vent. Marianne s’approcha d’elle pour la repousser et vit alors qu’elle donnait, comme les autres, sur un petit jardin ordonné autour d’une pièce d’eau verdie et stagnante au bord de laquelle rêvait un amour de pierre au nez noirci, entourant d’un bras un grand dauphin d’où l’eau ne coulait plus depuis longtemps. Or, à cet instant précis, les nuages chargés de pluie s’écartèrent pour laisser passer un pâle, un timide rayon de soleil qui vint caresser la joue de l’amour, révélant son sourire plein de mystère. Et, sans trop savoir pourquoi, Marianne se sentit acceptée, réconfortée. Arcadius d’ailleurs revenait.
— Il n’y a personne, dit-il. C’était sans doute un rat.
— Ou une boiserie qui a craqué, renchérit Fortunée qui frissonnait dans ses fourrures. Il y a tant d’humidité ici ! Vous êtes sûre d’avoir envie d’y vivre, Marianne ?
— Bien sûr, s’écria la jeune femme tout à coup joyeuse, et le plus tôt sera le mieux. Je vais prier l’architecte de faire aussi vite que possible ! Il doit venir tantôt, je crois.
Pour la première fois, elle avait élevé la voix, comme pour prendre officiellement possession du silence. Son timbre chaud résonna dans l’enfilade des pièces vides avec l’accent du triomphe. Elle sourit à Fortunée :
— Rentrons, dit-elle. Vous êtes morte de froid. Le vent souffle ici comme dans la rue.
— Vous ne voulez pas voir les étages ? proposa Jolival. Je dois dire qu’il y règne un vide parfait. A l’exception des murs que l’on n’a pas pu voler et des débris calcinés qui encombrent les cheminées, il ne reste absolument rien !