— Sur notre honneur, madame, assura Percier, nous n’avons vu aucun portrait. Croyez que s’il en avait été autrement, nous en aurions parlé immédiatement. La chose eût été assez étonnante. Pensez : un portrait, seul, dans une maison dévastée.
— Pourtant, il y était, insista Marianne têtue.
— Il y était, en effet, fit derrière elle la voix de Jolival qui arrivait. Mais il n’y est plus !
Arcadius qui avait disparu tout l’après-midi venait de pénétrer dans le salon. Percier et Fontaine, qui commençaient à se demander s’ils n’étaient pas tombés chez des folles, respirèrent et se tournèrent avec gratitude vers ce secours inespéré. Cependant, Arcadius, aimable et désinvolte à son habitude, baisait les doigts de la maîtresse de maison, ceux de Marianne.
— Il faut croire que quelqu’un l’a enlevé ! s’exclama-t-il avec légèreté. Messieurs, vous êtes-vous mis d’accord avec la... signorina Maria-Stella ?
— C’est-à-dire... euh... Pas encore ! Cette affaire de portrait...
— N’en tenez aucun compte ! fit Marianne sombrement.
Elle avait compris que Jolival souhaitait parler en dehors de la présence de ces étrangers. Elle ne désirait maintenant qu’une chose : voir partir les deux hommes, au demeurant fort sympathiques, pour se retrouver seule avec ses amis. Aussi s’obligea-t-elle à sourire et à un ton insouciant quoique ferme.
— Ne tenez compte que d’une chose : mon désir inchangé de voir l’hôtel retrouver sa physionomie d’autrefois.
— Le style du siècle passé ? murmura Fontaine avec un accablement comique. Vous y tenez vraiment ?
— J’y tiens... essentiellement. Je ne veux rien d’autre. Essayez de rendre à l’hôtel d’Asselnat sa physionomie primitive, messieurs, et je vous serai éternellement reconnaissante.
Il n’y avait rien à ajouter à cela. Les deux hommes se retirèrent en assurant qu’ils feraient de leur mieux. Ils avaient à peine disparu dans l’escalier que Marianne fondait sur Arcadius.
— Le portrait de mon père, qu’en savez-vous ?
— Qu’il n’est plus à la place où nous l’avons vu, ma pauvre enfant. Sans vous en parler, je suis retourné rue de Lille, après le départ des architectes, que j’ai d’ailleurs guetté. Je voulais visiter la maison de fond en comble car certaines choses m’avaient paru bizarres, ces serrures fonctionnant trop bien, entre autres. C’est alors que j’ai constaté la disparition du portrait.
— Mais, enfin, qu’a-t-il pu devenir ? C’est insensé ! C’est incroyable !
Une peine amère l’envahissait. Marianne avait l’impression de perdre vraiment, à cette minute, ce père qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle avait découvert, le matin même, avec tant de joie. C’était si cruel, cette disparition soudaine.
— J’aurais dû l’emporter immédiatement, ne pas le laisser là puisque j’avais eu la chance inouïe de le retrouver. Mais comment aurais-je pu deviner que quelqu’un viendrait et l’emporterait ? Car c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? On l’a volé !
Dans son chagrin, elle arpentait le salon clair, tordant ses mains l’une contre l’autre. Impassible en apparence, Arcadius ne la quittait pas des yeux.
— Volé ? Peut-être...
— Comment, peut-être ?
— Ne vous fâchez pas. Je pense que la personne qui l’avait placé dans le salon l’a simplement repris. Voyez-vous, au lieu de chercher qui a pris le portrait, je pense qu’il vaudrait mieux chercher qui avait pu l’installer dans ce désastre.
Car, lorsque nous saurons cela, nous saurons aussi qui détient le portrait à cette heure, j’en jurerais.
Marianne ne répondit pas. Jolival disait vrai. La réflexion, en elle, prenait la place de la douleur. Elle se souvenait de l’éclat de la toile et du cadre, de leur méticuleuse propreté, tranchant si nettement sur toute cette misère. Il y avait là un mystère.
— Voulez-vous que je fasse prévenir le ministre de la Police ? proposa Fortunée. Il fera une enquête, discrète si vous le désirez, mais je jurerais bien qu’il vous retrouvera votre portrait dans les plus brefs délais.
— Non... merci, je n’y tiens pas !
Ce à quoi elle ne tenait pas, surtout, c’était voir le trop habile Fouché se mêler d’une affaire qui la touchait de près. Il lui semblait qu’en jetant, sur l’image fugitive de son père, les argousins de Fouché et leurs ongles noirs elle ternirait, si peu que ce soit, la beauté de ce reflet, un instant retrouvé. Elle répéta :
— Non... vraiment je n’y tiens pas. (Puis ajouta :) Je préfère chercher moi-même.
Et, brusquement, elle se décida.
— Mon cher Jolival, dit-elle tranquillement, nous retournerons cette nuit rue de Lille, le plus discrètement possible.
— Retourner rue de Lille cette nuit, protesta Fortunée, vous n’y pensez pas ? Pour quoi faire ?
— On dirait qu’un fantôme hante cette vieille demeure. N’est-ce pas la nuit que préfèrent les fantômes ?
— Vous pensez que quelqu’un vient dans la maison ?
— Ou s’y cache !
Une idée se faisait jour en elle à mesure qu’elle parlait. Un souvenir plutôt, dont la réminiscence se faisait plus nette d’instant en instant. Quelques phrases entendues, jadis, dans son enfance. Plusieurs fois, tante Ellis lui avait raconté l’odyssée que, toute petite, Marianne avait vécue avec l’abbé de Chazay, comment il l’avait trouvée, bébé abandonné, dans l’hôtel dont les sectionnaires venaient d’arracher ses parents. L’abbé lui-même vivait alors rue de Lille, dans une de ces cachettes secrètes que l’on avait fait pratiquer dans nombre d’hôtels et de châteaux aristocratiques, alors, pour y cacher les prêtres réfractaires. « C’est cela ! fit-elle achevant de penser tout haut, quelqu’un doit se cacher dans l’hôtel. »
— C’est impossible ! répondit Jolival. J’ai tout visité, je vous l’ai dit, de fond en comble.
Mais il l’écouta très attentivement quand elle lui raconta l’histoire de l’abbé de Chazay. Malheureusement, elle ignorait où se trouvait la cachette en question. Etait-ce à la cave, au grenier, dans la boiserie d’un salon ? Jamais l’abbé soit par distraction, soit volontairement, n’avait donné de précisions à ce sujet.
— Dans ce cas, nous chercherons peut-être longtemps. Certains de ces réduits étaient, à moins d’un coup de chance, parfaitement introuvables. Il faudrait sonder murs et plafonds.
— De toute façon, quelqu’un qui n’aurait aucune aide extérieure ne pourrait vivre longtemps dans l’une de ces cachettes. Il faut manger, respirer, satisfaire à toutes les exigences de la vie quotidienne, dit Marianne.
Fortunée s’étendit, avec un soupir, sur sa chaise longue couverte de moire bleue et arrangea en bâillant largement les plis de sa robe de cachemire rouge.
— Vous n’avez pas l’impression d’être en train de faire du roman, vous deux ? dit-elle ironiquement. Je pense que, durant son long abandon, l’hôtel a dû faire l’affaire d’un pauvre hère quelconque qui avait élu domicile dans ses murs et que notre incursion, suivie de celle des architectes, a dû déranger, voilà tout !
— Et le portrait ? fit gravement Marianne.
— Il a dû le trouver dans l’hôtel, peut-être dans les combles, ou caché dans un coin, ce qui expliquerait pourquoi il a échappé au désastre. Comme c’était la seule belle chose qui demeurât, il en a paré son désert et, comme aujourd’hui son domaine a été envahi, il est tout simplement parti en emportant ce qu’il avait dû finir par considérer comme son bien propre. Je crois sincèrement, Marianne, que si vous voulez retrouver votre tableau, la seule chose sensée à faire est d’avertir Fouché. Il ne doit pas être facile de se promener dans Paris avec, sous le bras, une toile de cette dimension. Voulez-vous que je le fasse chercher ? Nous sommes assez bons amis.