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On pouvait se demander qui ne faisait pas partie des bons amis de la charmante Fortunée, mais Marianne, cette fois encore, refusa. Son instinct lui disait, contre toute évidence, qu’il y avait autre chose, que l’explication, pourtant si simple et si rationnelle de son amie, n’était pas la bonne. Elle avait senti, dans l’hôtel, une présence que, d’abord, elle avait attribuée à la puissance magnétique du portrait, mais elle découvrait maintenant qu’il y avait autre chose. Elle se rappelait les pas entendus à l’étage supérieur. Arcadius avait conclu à la présence d’un rat. Etait-ce bien un rat ?... Elle ne pouvait s’empêcher de penser que la demeure de ses pères recelait un mystère. Et ce mystère, elle voulait le découvrir, mais le découvrir seule. Ou, tout au moins, avec l’aide d’Arcadius. Et ce fut vers lui qu’elle se tourna.

— Je maintiens ce que j’ai dit : voulez-vous venir avec moi, cette nuit, observer ce qui se passe ?

— Cette question ? fit Jolival en haussant les épaules. Non seulement je ne vous laisserai, pour rien au monde, aller seule dans ce tombeau, mais encore... j’avoue que je suis, moi aussi, intrigué par cette histoire insolite. A 10 heures, si vous le voulez bien, nous partirons d’ici.

— Grand bien vous fasse ! soupira Fortunée. Vous me semblez posséder, ma chère enfant, un goût immodéré pour les aventures. Quant à moi, je resterai ici bien tranquillement, si vous le permettez. D’abord parce que je n’ai aucune envie d’aller geler dans une maison déserte, ensuite parce qu’il faut bien que quelqu’un puisse prévenir l’Empereur au cas où vous vous jetteriez encore dans un de ces pièges dont vous me paraissez avoir le secret... Et je n’ose même pas imaginer la scène qu’il me fera si jamais il vous arrive quelque chose ! acheva-t-elle avec un effroi comique.

Le reste de la soirée s’acheva en souper d’abord, puis en préparation de l’expédition prévue. Marianne, un instant, avait bien pensé à ce mystérieux danger contre lequel Jason Beaufort l’avait mise en garde, mais elle avait rejeté cette idée aussitôt. Pourquoi penser à un danger quelconque ? D’ailleurs personne ne pouvait prévoir que Napoléon allait lui rendre la demeure de ses parents. Non, rien en ce qui concernait l’hôtel d’Asselnat ne pouvait se relier aux craintes de l’Américain.

Mais il était écrit que Marianne n’irait pas, ce soir-là, courir les aventures avec Arcadius. Le quart avant 10 heures venait de sonner et elle se levait juste de son fauteuil pour aller revêtir une tenue plus conforme à ce qui l’attendait, quand Jonas, le valet noir de Fortunée, vint annoncer, avec la solennité qu’il mettait en toute chose, que « Mgr le duc de Frioul » demandait à être reçu. Pris par leur conversation passionnée, ni Marianne, ni Fortunée, ni Arcadius n’avaient entendu arriver la voiture. Les trois personnages se regardèrent, mais Fortunée se reprit aussitôt :

— Faites entrer, dit-elle à Jonas. Le cher duc doit nous apporter des nouvelles des Tuileries.

Le grand maréchal du palais faisait mieux encore. A peine entré dans le salon, il baisa la main de Fortunée puis déclara gaiement à Marianne :

— Je viens vous chercher, mademoiselle. L’Empereur vous demande !

— C’est vrai ? Oh, je viens, je viens tout de suite.

Elle était si heureuse, tout à coup, d’aller le rejoindre ce soir même, alors que rien ne le lui avait laissé espérer, qu’elle en oublia momentanément l’affaire du portrait disparu. Pressée de rejoindre Napoléon, elle se hâta d’aller revêtir une jolie robe de velours vert soutachée d’argent, dont le profond décolleté et les manches courtes s’ornaient de dentelles mousseuses, prit de longs gants blancs et jeta sur le tout une grande cape du même velours qui avait assez la forme d’un domino de carnaval et dont le capuchon s’ourlait de renard clair. Elle aimait cet ensemble et envoya, du bout des doigts, un baiser à l’image rayonnante de joie que reflétait son miroir. Puis elle courut au salon où Duroc buvait tranquillement du café en compagnie de Fortunée et d’Arcadius. Il parlait, en même temps, et comme il parlait de l’Empereur, Marianne s’arrêta au seuil pour écouter la fin de sa phrase.

— ... après être allé voir la colonne Vendôme que l’on achève, l’Empereur a inspecté le canal de l’Ourcq, disait-il. Il ne s’arrête jamais un moment !

— Il était satisfait ? demanda Mme Hamelin.

— De ses travaux, oui, mais la guerre d’Espagne demeure son grand souci. Les choses vont mal là-bas. Les soldats souffrent, le roi Joseph, frère de l’Empereur, n’a pas d’envergure, les maréchaux sont fatigués, jaloux les uns des autres, tandis que les guérilleros harcèlent les troupes avec l’aide d’une population hostile et cruelle... et des Anglais de Wellington qui sont solidement établis dans le pays.

— Combien avons-nous d’hommes là-bas ? demanda Arcadius gravement.

— Près de quatre-vingt mille. Soult a remplacé Jourdan comme major général Sébastiani, Victor et Mortier sont à la disposition du roi Joseph, tandis que Suchet et Augereau occupent l’Aragon et la Catalogne. Masséna et Junot rejoignent en ce moment l’armée de Ney et de Montbrun qui est prête à entrer en Portugal...

L’entrée de Marianne coupa court a l’exposé militaire de Duroc. Il leva les yeux, sourit à la jeune femme et posa sa tasse vide.

— Partons, puisque vous voici prête ! Si je me laisse entraîner à parler métier, nous serons encore là demain.

— J’aimerais cependant que vous continuiez ! C’était très intéressant.

— Pas pour deux jolies femmes. Et puis l’Empereur n’aime pas attendre.

Marianne eut un bref remords en rencontrant le regard de Jolival et en pensant à leur expédition manquée. Après tout, il n’y avait pas péril en la demeure.

— Ce sera pour une autre fois ! lui dit-elle avec un sourire. Nous pouvons partir, monsieur le Duc.

Jolival lui adressa un sourire en coin sans cesser de tourner gravement sa cuiller dans sa tasse de Sèvres bleu.

— Mais naturellement, répondit-il. Rien ne presse.

Quand Roustan, impassible, ouvrit devant Marianne la porte du cabinet de l’Empereur, Napoléon travaillait, assis à son grand bureau-secrétaire, et ne leva pas la tête, même quand la porte se fut refermée. Interdite, la jeune femme le regarda sans savoir ce qu’elle devait faire. Son élan était coupé net. Elle venait vers lui avec une hâte joyeuse, emportée par l’ardeur que la seule évocation de son amant éveillait en elle. Elle pensait le trouver dans sa chambre, ou tout au moins l’attendant avec impatience. Elle venait se jeter dans les bras qu’il lui ouvrait. En un mot, elle accourait retrouver l’homme qu’elle aimait... et elle trouvait l’Empereur !

Cachant de son mieux sa déception, elle plia les genoux, plongea dans une profonde révérence et, la tête courbée, attendit.

— Relevez-vous. Asseyez-vous, mademoiselle. Je suis à vous dans l’instant !

Oh ! cette voix brève, impersonnelle et froide ! Le cœur de Marianne se serra tandis qu’elle allait s’asseoir sur le petit canapé jaune, placé devant le bureau, à angle droit de la cheminée, où elle avait vu Fortunée pour la première fois. Elle y demeura immobile, n’osant bouger, retenant même sa respiration. Le silence était si profond que le grincement rapide de la plume impériale sur le papier lui parut faire un bruit étrange. Les yeux baissés, Napoléon écrivait toujours au milieu d’un invraisemblable amoncellement de portefeuilles rouges ouverts ou fermés. Des papiers jonchaient la pièce. Des cartes, roulées, étaient posées, en faisceau, dans un coin. Pour la première fois, Marianne le vit en uniforme. Pour la première fois, la pensée l’effleura de ces immenses armées qu’il commandait.