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UN AUSSI COURT BONHEUR

Le Grand Trianon de marbre rose et de cristal, translucide et irisé comme une énorme bulle de savon, niché au creux des arbres séculaires, irréel et splendide comme un vaisseau de rêve amarré au bord du ciel, s’enveloppa, aux dernières heures de la nuit, d’un silencieux et doux manteau de neige. Pour Marianne, il devait incarner, bien plus que l’austère splendeur des Tuileries ou le charme un peu trop galant du Butard, la demeure idéale entre toutes avant de devenir, par la suite, le symbole du paradis perdu.

Pourtant, elle allait découvrir rapidement de quelle étrange manière Napoléon concevait ce qu’il appelait des vacances car, lorsqu’un rayon du froid soleil hivernal vint frapper les vitres de la chambre impériale, située au levant, comme les pièces intimes que l’Empereur s’était réservées dans le palais, elle s’aperçut qu’elle était seule dans le grand lit et que nulle part Napoléon n’était visible. Le feu flambait joyeusement dans la cheminée et les dentelles d’un saut-de-lit moussaient sur le dos d’un fauteuil, mais il n’y avait personne...

Craignant de voir surgir Constant ou un autre serviteur, Marianne se hâta de revêtir la chemise de nuit, propriété de la sœur de l’Empereur,

Pauline Borghèse, qui résidait souvent au Petit Trianon tout proche, chemise dont d’ailleurs Marianne n’avait guère fait usage la veille. Elle enfila ensuite le saut-de-lit, passa des mules de velours rose et, rejetant sur son dos la lourde masse noire de ses cheveux, courut vers la fenêtre avec une joie enfantine. En son honneur, le parc s’était vêtu d’une splendeur immaculée qui enveloppait le palais d’un écrin de silence. C’était comme si le ciel avait voulu séparer Trianon du reste du monde et arrêter, aux grilles dorées du parc, l’énorme machine de l’Empire.

« A moi seule ! songeait-elle joyeusement. Je vais l’avoir à moi toute seule pendant huit jours. »

Pensant que, peut-être, il était à sa toilette, elle se dirigea vivement vers la salle de bains voisine. Juste à ce moment, Constant, paisible et souriant à son habitude, en sortit et s’inclina courtoisement.

— Mademoiselle désire ?

— Où est l’Empereur ? Déjà à sa toilette ?

Constant sourit, tira une grosse montre émaillée de son gousset et constata :

— Il est bientôt 9 heures, mademoiselle. L’Empereur travaille depuis plus d’une heure.

— Il travaille ? Mais je croyais...

— Qu’il était ici pour se reposer ? Bien sûr, mais c’est que Mademoiselle ignore encore comment l’Empereur entend le repos. Cela veut simplement dire qu’il travaillera un peu moins. Est-ce que Mademoiselle ne l’a jamais entendu proclamer la définition de lui-même qu’il préfère : « Je suis né et construit pour le travail ?... »

— Non, fit Marianne un peu désorientée. Mais alors, que dois-je faire pendant ce temps ?

— Le déjeuner est servi à 10 heures. Mademoiselle a tout le temps de se préparer. Ensuite, l’Empereur a coutume de se réserver quelques moments pour ce qu’il appelle la « récréation ».

Ici, il fait souvent une promenade. Ensuite, il s’enferme de nouveau dans son cabinet jusqu’à 6 heures. Après quoi, le dîner et la soirée peuvent avoir des destinations diverses.

— Mon Dieu ! fit Marianne atterrée. C’est épouvantable !

— C’est assez éprouvant, en effet. Mais, en l’honneur de Mademoiselle, l’Empereur fera peut-être quelques entorses au règlement. J’ajoute qu’en général, le mardi et le vendredi. Sa Majesté préside le Conseil d’Etat... mais nous sommes mercredi et, grâce à Dieu, à Trianon !

— Et il y a de la neige et Paris est loin ! s’écria Marianne avec une impétuosité qui fit briller les yeux du fidèle valet. J’espère bien que le Conseil d’Etat restera où il est vendredi prochain.

— Espérons-le toujours ! De toute façon, que Mademoiselle ne se tourmente pas. L’Empereur ne permettra pas qu’elle s’ennuie ou que le séjour ne lui convienne pas.

De fait, ce fut à la fois merveilleux, tyrannique, insensé, déchirant et incroyablement exaltant pour un être comme Marianne en qui bouillonnaient toutes les forces de la jeunesse. Elle découvrait Napoléon dans sa réalité, mais aussi que la vie quotidienne auprès de lui était une aventure assez particulière, même quand le protocole et l’étiquette jouaient à plein. C’est ainsi que le premier repas pris avec lui, en tête à tête, fut pour elle une ahurissante révélation.

Elle n’avait pas très bien compris pourquoi Constant, en ouvrant devant elle la porte de la chambre, lui avait murmuré :

— Surtout quand Mademoiselle sera à table, qu’elle ne perde pas une minute à contempler Sa Majesté, surtout si elle se sent en appétit, sinon elle risque fort de sortir de table sans avoir rien avalé.

Mais, une fois assise en face de l’Empereur de part et d’autre du grand guéridon d’acajou sur lequel le couvert était dressé avec un ravissant service de Sèvres bleu et des cristaux taillés à grandes facettes qui s’accordaient bien avec les couverts et le surtout de vermeil, Napoléon attaqua son repas comme s’il s’était agi d’une redoute anglaise, mais avec une fantaisie qui plongea Marianne dans la plus complète stupeur. Il fondit d’abord sur un superbe fromage de Brie dont il avala une large tranche, puis choisit une timbale milanaise à laquelle il fit honneur, passa ensuite à une crème d’amandes pour achever avec un poulet à la Marengo dont il grignota une aile. Le tout en dix minutes, avec l’appoint de deux verres de chambertin et une grande débauche de taches et d’éclaboussures inévitables à une telle allure. Marianne, qui avait pensé pâmer d’horreur en le voyant attaquer son poulet avec ses doigts, commençait, à tout hasard et pensant qu’à la cour de France il était de règle de prendre les repas par la fin, comme en Chine, à déguster la crème d’amandes, quand Napoléon s’essuya les lèvres, jeta sa serviette sur la table et s’écria :

— Comment ? Tu n’as pas encore fini ? Mais que tu es lambine ! Allons, viens vite, le café va être servi.

Force fut à Marianne de le suivre, l’estomac dans les talons, tandis que Dumas, le maître d’hôtel, habitué de longue date aux impériales acrobaties gastronomiques, dissimulait de son mieux un sourire. Le café, très fort et brûlant, passa, comme une boule de feu, dans le gosier de Marianne, mais l’héroïque brûlure qu’elle s’infligea lui valut un rayonnant sourire de Napoléon.

— Bravo ! Moi aussi j’aime le café très chaud ! fit-il en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Maintenant, va chercher un manteau et sortons. Il fait bien trop beau pour n’en pas profiter.

Dans la chambre, elle retrouva Constant qui, imperturbable, lui tendit un manteau doublé de petit-gris, une toque et un manchon de même fourrure, toujours empruntés à la garde-robe de la princesse Borghèse qui ne s’en doutait pas, plus une paire de socques pour la neige. Tout en aidant la jeune femme à passer la douillette. Constant chuchota :

— J’avais bien prévenu Mademoiselle. Mais qu’elle ne se tourmente pas. Quand l’Empereur aura regagné son cabinet de travail, je lui servirai ici une solide collation, car le dîner ressemblera au déjeuner et, sans cela, Mademoiselle pourrait bien mourir de faim.

— Et c’est toujours comme cela ? soupira Marianne en évoquant, avec une sorte d’admiration, la silhouette gracieuse de Joséphine qui avait connu cette vie durant des années. (Puis, en glissant ses mains dans le manchon, elle ajouta, changeant de ton.) Dites-moi, Constant, que dirait la sœur de l’Empereur si elle savait que je porte ses vêtements ?

— Rien du tout. Son Altesse ne s’en soucierait même pas. Elle a tant de robes, de manteaux et de vêtements de toute sorte qu’elle ne sait même plus ce qui lui appartient au juste. L’Empereur, non sans raison, l’a surnommée Notre-Dame des Colifichets. Mademoiselle n’a qu’à juger ! Mais, surtout, qu’elle se hâte maintenant. L’Empereur n’aime pas attendre.