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Vaincre Paris, séduire Paris et, après lui, la France entière et l’énorme empire, n’était-ce pas là une tâche exaltante, capable d’apaiser les plus cruels regrets du cœur ? Dans quelques semaines, Marianne livrerait son premier combat contre la grande ville sensible et farouche où elle sentait bouillonner la vie presque autant que dans ses propres veines. Et cette bataille, elle n’avait plus de temps à perdre avant d’en entreprendre la préparation.

Saisie d’une hâte soudaine, elle se pencha en avant, frappa à la petite glace qui permettait de communiquer avec Je cocher.

— Plus vite, lui jeta-t-elle. Je suis pressée !

Sur le pont de Saint-Cloud, les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop et, à la barrière de Passy, tandis que les dragons disparaissaient dans la brume matinale, la voiture aux armes impériales fonça ventre à terre à travers Paris, comme s’il s’agissait déjà de le prendre d’assaut.

Ce soir-là, sur tous les murs de la capitale, une proclamation fut placardée :

« Il y aura mariage entre Sa Majesté l’empereur Napoléon, roy d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse, et Son Altesse Impériale et Royale Madame l’archiduchesse Marie-Louise, fille de Sa Majesté l’empereur François, roy de Bohême et de Hongrie. »

Il n’y avait plus à y revenir. Le destin était en marche et, tandis que Marianne, en compagnie de Gossec, répétait longuement un air de Nina ou la Folle d’amour, ceux qui devaient se rendre à Vienne pour y chercher la fiancée : la sœur de Napoléon, Caroline Murat, reine de Naples et grande-duchesse de Berg, et le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram, préparaient déjà leurs coffres de voyage.

18

LE TEMPS REVIENT...

Du bout de son pied, chaussé d’une petite mule de satin doré, Marianne repoussa une braise qui avait roulé devant l’âtre. Elle prit les pincettes pour arranger les bûches qui s’écroulaient et revint se pelotonner dans la vaste bergère placée au coin de la cheminée pour y reprendre sa rêverie. Ce jour-là, le mardi 13 mars 1810, elle était entrée en possession de l’hôtel d’Asselnat, rénové en un temps record par un de ces miracles comme seul l’Empereur savait les susciter. Et, ce soir, c’était la première soirée chez elle. Pour la première fois depuis longtemps, Marianne était absolument seule.

Elle l’avait voulu ainsi. Pour ce premier contact intime avec la vieille demeure ressuscitée, elle n’avait pas permis que quiconque se trouvât entre elle et les ombres familiales. Demain, les portes s’ouvriraient en grand pour ses quelques amis, pour Arcadius de Jolival, qui avait pris logis dans une maison voisine, pour Fortunée Hamelin, avec laquelle Marianne voulait fêter dignement son entrée en possession, pour Talleyrand, qui s’était montré, durant toutes ces semaines, un ami discret et plein d’attentions, pour Dorothée de Périgord qui lui avait promis d’amener chez elle la meilleure société, pour son maître Gossec, enfin, qui, comme chaque matin, viendrait la préparer à son prochain contact avec le public parisien, pour des visages connus ou inconnus qui, peu à peu, deviendraient familiers... Mais, ce soir, elle voulait écouter seule le silence de sa maison. Aucun étranger, si amical fût-il, ne devait troubler le rendez-vous qu’elle avait donné à ses souvenirs.

Les domestiques, soigneusement triés sur le volet par Mme Hamelin, n’arriveraient que demain. Mlle Agathe, la jeune femme de chambre, ne prendrait qu’après 8 heures possession de la petite chambre proche de celle de Marianne qu’on lui avait réservée. Seul, le jeune Gracchus-Hannibal Pioche, tout récemment promu au rang de cocher, était dans l’hôtel. Encore était-ce dans son petit logement des communs. Il avait reçu l’ordre de ne déranger Marianne sous aucun prétexte.

Ce n’avait pas été sans difficultés que la jeune femme s’était débarrassée de ses amis. Fortunée, surtout, montrait une nette répugnance à laisser Marianne seule dans cette grande maison.

— Je mourrais de peur, moi ! affirmait-elle.

— De quoi puis-je avoir peur ? avait répondu Marianne. Là, réellement, je suis chez moi.

— Pourtant, souvenez-vous : le portrait, le rôdeur qui venait ici...

— Il faut croire qu’il est parti pour ne plus jamais revenir ! Et puis les serrures ont été changées.

En effet, toutes les recherches effectuées pour retrouver la trace du mystérieux visiteur étaient demeurés vaines. Le portrait du marquis d’Asselnat était demeuré introuvable, malgré l’habile enquête à laquelle s’était livré Arcadius. C’était au point que Marianne se demandait parfois si elle n’avait pas rêvé. Sans la présence de Fortunée et d’Arcadius, elle eût douté de ses souvenirs.

Enveloppée d’une longue robe de chambre en cachemire blanc dont le col étroit et les longues manches s’ornaient d’hermine, Marianne enveloppa du regard la grande pièce claire et intime qui, ce soir, devenait sa chambre.

Son regard se posa tour à tour sur les tentures d’un bleu-vert très doux, les précieuses encoignures de laque, les petits fauteuils couverts d’Aubusson à fleurs vives, le grand lit à la sultane drapé de taffetas changeant, pour s’arrêter enfin sur un large vase de céladon empli de lilas, d’iris et d’énormes tulipes. Elle sourit à ce feu d’artifice de fraîcheur et de couleurs. Ces fleurs, elles étaient à elles seules une présence, « sa » présence, à lui !

Ce matin, les jardiniers de Saint-Cloud les avaient apportées par brassées et elles emplissaient toute la maison, mais les plus belles avaient été disposées dans la chambre de Marianne. Elles lui tenaient compagnie mieux que n’importe quel être humain, parce qu’elle n’avait pas besoin de les regarder pour sentir le meilleur de leur présence.

Marianne ferma les yeux. Les jours de Trianon étaient déjà vieux de plusieurs semaines, mais elle vivait toujours sous leur charme. Et beaucoup de temps passerait avant que le regret s’effaçât de leur brièveté. C’était un instant de paradis qu’elle garderait toujours au plus secret de son cœur, comme une petite plante très fragile et très odorante.

Avec un soupir, Marianne quitta sa bergère, s’étira et marcha vers l’une des fenêtres. Au passage, elle repoussa du pied un journal qui traînait. C’était le dernier numéro du Journal de l’Empire, et Marianne ne savait que trop ce qu’il annonçait. Sous la plume de Fiévée, les Français avaient appris que, ce jour-là, le 13 mars, leur future impératrice, que le maréchal

Berthier, prince de Neuchâtel (et aussi de Wagram, mais on avait préféré escamoter pour la circonstance ce dernier titre), avait épousée diplomatiquement au nom de l’Empereur, quittait Vienne avec toute sa maison. Dans quelques jours, elle serait à Paris ; dans quelques jours, Marianne n’aurait plus le droit de franchir le seuil de la grande chambre des Tuileries où, depuis Trianon, elle était retournée plusieurs fois et où elle avait fini par se sentir chez elle.

Quand elle évoquait la forme vague de cette Marie-Louise qui, demain, s’intégrerait à la vie même de l’Empereur, Marianne tremblait toujours d’une colère et d’une jalousie d’autant plus furieuses qu’elle n’avait ni le droit ni la possibilité de les montrer. Napoléon se mariait dans le seul intérêt dynastique. Il ne voulait rien entendre qui fût contraire à son désir de paternité. Sa jalousie, à lui, était active et vigilante, car plus d’une fois il avait interrogé Marianne sur la réalité de ses relations avec Talleyrand et surtout avec Jason Beaufort dont le souvenir paraissait l’obséder. Mais il n’aurait pas admis la réciproque, tout au moins en ce qui concernait sa future épouse. Et Marianne, peu à peu, s’était prise d’une affection compréhensive pour Joséphine, la répudiée.