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Un jour de la mi-février, elle était allée, avec Fortunée Hamelin, rendre visite à l’ex-impératrice. Elle l’avait trouvée toujours aussi triste, encore que résignée, mais les larmes n’étaient jamais bien loin quand le nom de l’Empereur était prononcé.

— Il vient de me donner un nouveau château, avait dit Joséphine tristement. Le château de Navarre, près d’Evreux, et il souhaite que je m’y plaise. Mais je sais bien pourquoi : c’est parce qu’il désire que je sois loin de Paris au moment où elle arrivera... l’autre !

— L’Autrichienne ! rectifia Fortunée avec rancune. Les Français auront tôt fait de lui appliquer ce qualificatif. Ils n’ont pas oublié Marie-Antoinette.

— Je sais. Mais maintenant ils ont des remords. Ils auront à cœur de faire oublier à la nièce le calvaire de la tante.

Avec Marianne, Joséphine s’était montrée particulièrement charmante. Elle avait montré une grande joie en apprenant le faible lien de parenté qui les unissait et avait embrassé la jeune femme avec une affection maternelle.

— J’espère que vous, du moins, resterez mon amie, bien que votre mère se soit sacrifiée pour la reine défunte.

— Vous n’en doutez pas, madame, je pense ? Votre Majesté n’aura pas de servante plus fidèle ni plus affectionnée que moi. Qu’elle use de moi à son gré.

Joséphine avait eu un pâle sourire et, caressant du doigt la joue de Marianne :

— C’est vrai... vous l’aimez, vous aussi ! Et j’ai entendu dire qu’il vous aime. Alors, je vous en prie, veillez sur lui autant qu’il vous sera possible. Je pressens des chagrins, des déceptions ! Comment cette jeune fille, élevée dans le culte des Habsbourg et la haine du vainqueur d’Austerlitz, pourrait-elle aimer, autant que moi, l’homme qui, voici six mois encore, occupait le palais de son père ?

— On dit, cependant, que Votre Majesté a préconisé ce mariage ?

Le bruit, en effet, avait couru que Joséphine s’était occupée personnellement de sa remplaçante.

— De deux maux il faut choisir le moindre. L’Autrichienne valait mieux que la Russe pour le bien de l’Empereur. Et ce bien, je continue à le faire passer avant ma propre joie. Si vous l’aimez vraiment, ma cousine, vous ferez de même.

Longtemps, Marianne avait médité ces paroles de l’abandonnée. Avait-elle le droit, elle, la nouvelle venue, d’élever la moindre protestation et d’alléguer sa souffrance quand cette femme faisait table rase de tant d’années de souvenirs et de gloire ? Joséphine quittait un trône, un époux. Le sacrifice exigé de Marianne semblait bien faible en comparaison, s’il n’était pas moins cruel à ses propres yeux... A elle, au moins, restaient l’avenir et l’espoir de la grande carrière de cantatrice qu’elle voulait faire : c’était énorme !

Brusquement, la jeune femme, qui avait appuyé à la vitre froide son front brûlant pour en calmer la fièvre soudaine, se redressa. Perçant la brume de mélancolie où elle s’enveloppait, elle avait entendu, furtifs mais nets, des pas dans le petit escalier de bois qui joignait l’étage aux soupentes et aux greniers.

Tout de suite en alerte, Marianne retint son souffle, marcha vers la porte. Elle n’avait pas peur. Le sentiment d’être chez elle la soutenait. L’idée lui vint que, peut-être, Gracchus-Hannibal était entré dans la maison, mais pourquoi l’aurait-il fait ? D’ailleurs, si cela avait été lui, elle l’aurait entendu marcher en bas et non au-dessus de sa tête. Non, ce n’était pas Gracchus. Elle pensa, alors, au visiteur mystérieux des premiers temps, à la cache jamais découverte. Le rôdeur inconnu était-il revenu ? Mais alors, comment, par où ? Il ne pouvait sûrement pas avoir vécu dans le réduit jadis habité par l’abbé sans que les ouvriers qui, durant des semaines, avaient travaillé à l’hôtel ne le découvrissent. Très doucement, avec d’infinies précautions, Marianne ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur le large palier du grand escalier de pierre, juste à temps pour voir la lueur d’un chandelier passer la porte du grand salon. Cette fois, le doute n’était plus possible : il y avait quelqu’un !

Des yeux, Marianne chercha autour d’elle quelque chose, une arme quelconque. S’il s’agissait d’un rôdeur, il fallait pouvoir se défendre. Mais elle ne voyait rien si ce n’est une statuette de jade posée sur une commode, ou une potiche, objets peu utilisables dans une lutte. Le mystérieux visiteur était peut-être armé, lui. Soudain, elle se souvint, rentra dans sa chambre et alla jusqu’à un précieux cabinet vénitien que Fortunée avait découvert pour elle et lui avait offert en déclarant qu’il lui fallait absolument un meuble qui fasse « couleur locale ». Elle en tira un coffret long et plat, en bois des îles, incrusté d’argent. Le coffret ouvert révéla deux magnifiques pistolets de duel. C’était Napoléon lui-même qui avait fait à sa maîtresse ce cadeau insolite, parmi bien d’autres.

— Une femme comme toi doit avoir toujours, sous la main, le moyen de se défendre, lui avait-il dit. Je sais que les armes te sont familières. Celles-là, peut-être, te seront utiles un jour. Les temps que nous vivons ne sont pas si sûrs qu’une femme puisse vivre, sans armes, dans sa propre maison.

D’une main ferme, elle saisit l’un des pistolets et le chargea. Puis, glissant l’arme dans les plis de sa robe blanche, elle passa une nouvelle fois sur le palier. La lueur jaune s’y montrait toujours, allant et venant lentement, comme si celui qui la portait cherchait quelque chose. Sans hésiter, Marianne s’engagea dans l’escalier.

Avant de quitter sa chambre, elle s’était déchaussée, envoyant, d’un geste sec, ses mules au pied de son lit. Pieds nus sur le dallage, elle n’en sentait pas le froid et ne faisait pas le moindre bruit. Ce n’était pas de la peur qu’elle ressentait. L’arme qu’elle tenait au creux de sa paume la mettait à égalité avec n’importe quel bandit. C’était plutôt une sorte d’exaltation, une curiosité aiguë, comme en éprouve quelqu’un qui a longtemps côtoyé un mystère et qui, tout à coup, va découvrir la clef. Pour elle, il ne faisait pas le moindre doute que l’inconnu qui promenait à cette heure une bougie dans le salon était celui-là même qui avait ôté le portrait.

Parvenue au pied de l’escalier, elle ne vit rien, par les doubles portes ouvertes du grand salon, rien que la lueur du chandelier qui ne bougeait plus et la cheminée où se mouraient les dernières braises, la cheminée rénovée au-dessus de laquelle le grand panneau tendu de damas jaune demeurait vide, parce que, dans l’esprit de Marianne, aucun ornement ne devait remplacer le tableau disparu.

Elle pensa que le voleur, si voleur il y avait, était occupé à faire le tour de la pièce, sans doute pour évaluer les œuvres d’art qui y étaient maintenant disposées, et renonça à entrer par la grande porte. En face d’elle, celle, plus petite, du salon de musique était entrebâillée. Marianne pensa que, de là, elle pourrait peut-être voir, sans être vue, son visiteur nocturne. Tout doucement, elle poussa la porte, entra dans la petite pièce où traînait déjà le parfum de tubéreuse qu’elle avait adopté. La lueur, venue du grand salon, lui permit de se diriger sans risquer de heurter un meuble. Elle aperçut, sur le piano-forte, la musique qu’elle y avait disposée en vue de sa répétition du lendemain, contourna la grande harpe précieusement dorée, atteignit la porte dont les draperies de velours lui offrirent un refuge et regarda dans le salon... Elle retint de justesse une exclamation de surprise : son visiteur était une femme !