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D’où elle était placée, Marianne pouvait la voir seulement de dos, mais il n’y avait pas à se tromper à la robe qui devait être grise, au chignon noué à la diable qui la coiffait. C’était une femme petite et frêle mais qui se tenait droite comme une épée. Armée d’un lourd chandelier d’argent, elle faisait, en effet, le tour de la grande pièce et s’arrêta un instant devant la cheminée. Marianne la vit lever son flambeau pour éclairer le dessus vide. Elle entendit un petit rire sec, si moqueur qu’elle ne doutât plus d’être en face de la voleuse. Mais qui était donc cette femme et que voulait-elle ?

Une idée terrible lui vint. Si cette femme appartenait à la bande de Fanchon-Fleur-de-Lys revenue sur sa trace ? Qui pouvait dire si le reste de la bande n’était pas aussi dans l’hôtel, si Marianne n’allait pas voir surgir l’horrible vieille femme avec son rire moqueur et ses deux acolytes, l’affreux Requin et le pâle Pisse-Vinaigre ? Déjà, elle croyait entendre sur les dalles du vestibule le martèlement de la canne.

Mais, soudain, Marianne cessa de réfléchir et bondit en avant, poussée par une impulsion plus forte que n’importe quel raisonnement. La femme avait dépassé la cheminée. Elle s’approchait d’un rideau de damas avec un geste qui ne laissa aucun doute dans l’esprit de la jeune femme épouvantée : elle allait y mettre le feu ! Vivement, Marianne sortit de sa cachette, fit quelques pas dans le salon, dirigeant le canon du pistolet vers l’inconnue. Sa voix froide creva le silence.

— Puis-je vous aider ? fit-elle seulement.

Avec un cri, l’autre se retourna. Marianne vit un visage sans âge et sans beauté, ou plutôt qui eût peut-être été beau sans le grand nez arrogant qui y tenait toute la place. La peau, sèche et foncée, collait à une chair maigre. Les cheveux, épais et grisonnants, semblaient trop lourds pour la petite tête qui les supportait ; mais les yeux, d’un bleu candide, s’arrondissaient avec une telle expression de crainte qu’elle ôta d’un seul coup à Marianne toute appréhension. La mystérieuse aventurière avait exactement l’air d’une poule effarée. Tranquillement, mais sans cesser de la tenir sous la menace de son arme, Marianne s’avança vers elle, mais, à sa grande surprise, l’autre recula avec épouvante, repoussant même, de sa main tremblante, quelque chose qui devait être une vision terrible.

— Pierre ! balbutia-t-elle... Pierre ! Oh... mon Dieu !

— Vous êtes souffrante ? s’enquit Marianne aimablement. Mais posez donc ce chandelier, vous allez mettre le feu à la maison !

La femme paraissait subjuguée. Ses yeux, presque exorbités, rivés à Marianne, elle posa le chandelier sur un meuble d’une main si tremblante que le bois résonna. Ses dents claquaient positivement et Marianne pensa que c’était là un bien étrange comportement pour quelqu’un qui était animé d’idées aussi violentes. Elle considéra l’inconnue avec perplexité. Cette femme devait être folle !

— Me ferez-vous la grâce de me dire qui vous êtes et pourquoi vous vouliez mettre le feu ici ?

Au lieu de répondre, l’autre questionna à son tour, mais d’une voix si tremblante qu’elle en était presque inaudible.

— Pour... l’amour du ciel ! Qui... qui êtes-vous, vous-même ?

— La propriétaire de cette maison.

L’inconnue haussa les épaules, les yeux toujours rivés au visage de Marianne.

— Ce n’est pas possible ! Votre nom ?

— Vous n’avez pas l’impression d’intervertir un peu les rôles ? Il me semble que c’est plutôt à moi d’interroger ? Mais je veux bien vous répondre. On m’appelle Maria-Stella. Je suis cantatrice et, dans quelques jours, je me ferai entendre à l’Opéra. Vous êtes satisfaite ? Ne bougez pas.

Mais, sans plus prêter la moindre attention au pistolet braqué sur elle, l’étrange femme ferma les yeux et passa sur son front une main qui tremblait :

— Je suis folle ! murmura-t-elle... J’ai dû rêver ! J’ai cru... mais ce n’est qu’une fille d’Opéra !

Le ton, inexprimablement méprisant, réveilla la colère de Marianne.

— Vous dépassez les bornes ! Une dernière fois, je vous prie de me dire qui vous êtes et ce que vous venez chercher ici. Il n’y a plus de portrait à voler.

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres minces de l’inconnue, si pâles et si étroites qu’elles semblaient inexistantes.

— Comment savez-vous que c’est moi ?

— Ce ne peut être que vous ! Où l’avez-vous mis ?

— Cela ne vous regarde pas. Ce portrait m’appartient. C’est un souvenir de famille !

— De famille ? (Cette fois, c’était au tour de Marianne d’être surprise :) De quelle famille ?

— De la mienne, bien sûr ! Je ne vois pas bien en quoi cela peut intéresser une chanteuse italienne, mais cet hôtel est celui de ma famille. Je dis « est » car vous pourriez bien ne pas le garder longtemps. On dit qu’en l’honneur de son prochain mariage avec la nièce de Marie-Antoinette, Napoléon songerait à faire rendre gorge à ceux qui ont acheté des biens d’émigrés.

— C’est pour cela sans doute que vous souhaitiez mettre le feu à cette maison ?

— Je ne voulais pas qu’une demeure où les Asselnat ont vécu et souffert servît de cadre aux ébats d’une fille de théâtre ! Quant à mon nom...

— Je vais vous le dire, coupa Marianne qui avait enfin compris qui était devant elle : vous vous appelez Adélaïde d’Asselnat. Et je vais vous dire autre chose encore : tout à l’heure, quand je suis entrée, vous m’avez regardée avec une sorte de terreur parce que vous avez été frappée par une ressemblance.

— Peut-être, mais c’était une illusion.

— Allons donc ! Regardez-moi mieux ! (Et Marianne, saisissant à son tour le chandelier d’argent, l’approcha de son visage :) Regardez ma figure, mes lèvres, mon teint ! Allez chercher le portrait que vous avez enlevé et mettez-le auprès de moi. Vous verrez bien que je suis sa fille !

— Sa fille ? Mais comment...

— Sa fille, vous dis-je, la fille de Pierre d’Asselnat, marquis de Villeneuve, et d’Anne Selton ! Je ne m’appelle pas Maria-Stella, ce n’est qu’un nom de guerre. Je m’appelle Marianne-Elisabeth d’As...

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Mlle Adélaïde avait sans doute eu, pour la journée, plus que son compte d’émotion. Avec un petit soupir, elle venait de glisser sur le tapis du salon, sans connaissance.

Non sans peine, Marianne était parvenue à hisser la vieille fille sur l’un des canapés près de la cheminée. Après quoi, elle avait secoué le feu de son mieux, allumé quelques bouquets de bougie afin d’y voir plus clair et s’était rendue à la cuisine, au sous-sol, pour y chercher de quoi ranimer sa cousine. La mélancolie de la soirée s’était envolée comme par miracle. A tout prendre, c’en était un que la découverte de cette extraordinaire Adelaïde qu’elle croyait confinée dans les profondeurs de l’Auvergne sous l’œil de la police impériale, un œil qui semblait manquer de vigilance. Elle s’était d’ailleurs promis de plaider la cause de sa cousine auprès de l’Empereur, mais, égoïste comme toutes les amoureuses, elle l’avait un peu oubliée dans les jours enchantés du Trianon. Cependant, elle était heureuse tout à coup, comme d’un cadeau de fête, de cette Asselnat, grise et poussiéreuse comme une araignée, qui lui tombait du ciel.

Tout en déposant sur un plateau une bouteille de vin, des verres, des assiettes et, à tout hasard, une terrine de pâté qu’elle avait trouvée dans le garde-manger et une grosse miche de pain, elle se surprit à chantonner l’air de La Vestale qu’elle étudiait pour l’heure présente. En même temps, elle cherchait à se souvenir de ce que lui avaient dit le duc d’Avaray d’abord, Fouché ensuite, concernant cette turbulente parente. « Une vieille folle, avait dit le premier, amie de Mirabeau, de La Fayette... » – « Une relation peu souhaitable dans votre situation », avait dit le deuxième. De tout cela et de ce qu’elle avait vu, Marianne concluait qu’Adélaïde n’était vraiment pas une personne ordinaire, et cela lui plaisait.