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— Quand les feux de la rampe seront allumés, lui dit-il en montrant l’imposante rangée de quinquets protégés par leur écran réflecteur, vous ne verrez plus guère la salle. Et puis, vous ne serez pas seule en scène pour votre entrée, puisque nous devons chanter ensemble.

Pour mieux la familiariser avec le théâtre, il le lui fit visiter de fond en comble, lui montra les décors, les loges, la salle décorée dans le goût du XVIIIe siècle avec ses velours roses, ses bronzes dorés, les girandoles portant les bouquets de chandelles accrochées aux balcons et l’énorme lustre aux cristaux scintillants. Une grande loge, celle de l’Empereur, tenait tout le milieu du premier étage et Marianne se jura qu’elle ne regarderait qu’elle durant toute la représentation.

Elle s’était promis d’être calme pour cette soirée décisive dont dépendait toute sa vie. Durant une grande partie de la journée, elle était restée étendue dans sa chambre, plongée dans une demi-obscurité, surveillée par Adélaïde qui avait déjà pris en main la direction de la maison et qui avait tenu à préparer elle-même la nourriture légère que Marianne devait prendre durant cette importante journée. Personne, hormis Fortunée Hamelin, presque aussi angoissée que Marianne, n’avait eu le droit d’approcher la jeune femme. Et, des Tuileries, trois ou quatre billets tendres et encourageants étaient arrivés.

Malgré tout cela, malgré la sollicitude de ses amis, Marianne avait les mains glacées et la gorge sèche en arrivant au théâtre ce soir-là. Elle tremblait comme une feuille dans la grande pelisse de satin blanc, doublée de zibeline, que lui avait offerte Napoléon, malgré les chaufferettes dont Agathe, sa femme de chambre, avait empli sa voiture. Jamais elle ne s’était sentie aussi nerveuse.

— Je ne pourrai jamais, répétait-elle sans cesse à Arcadius, presque aussi pâle qu’elle dans son frac noir, je ne pourrai jamais... J’ai trop peur !

— C’est le trac, répondait-il avec une tranquillité qu’il était bien loin d’éprouver. Tous les grands artistes l’ont. Surtout pour leur première entrée en scène. Cela passera !

A la porte de sa loge, Elleviou attendant Marianne, un énorme bouquet de roses rouges à la main. Il le lui tendit avec un beau salut et un sourire enjôleur.

— Vous êtes la plus belle ! lui déclara-t-il de sa voix sonore. Ce soir, vous serez la plus grande... et nous serons peut-être amis pour toujours, si vous le voulez ?

— Je suis déjà votre amie, dit-elle en lui tendant la main. Merci de votre accueil qui me réconforte. J’en avais bien besoin !

Ce beau garçon blond, dont la quarantaine n’alourdissait aucunement la silhouette, avait bien une manière un peu trop insistante de la dévisager et d’apprécier son décolleté, mais il était sympathique et il offrait gentiment de l’aider à passer un cap difficile. C’était un appui à ne pas dédaigner. D’ailleurs, il fallait que Marianne prît maintenant l’habitude de ce milieu un peu spécial, très différent de ceux qu’elle avait connus jusque-là, mais dans lequel elle voulait non seulement se faire une place, mais régner.

La loge qu’on lui avait donnée était transformée en jardin tant les fleurs s’y accumulaient. C’était à croire qu’il n’y avait plus une rose, ni un œillet ni une tulipe dans tout Paris, tant ses amis avaient rivalisé pour l’en couvrir. Il y avait d’énormes gerbes envoyées par Talleyrand, par Fortunée et son ami, le banquier Ouvrard, par Fouché aussi, saisi d’une subite et folle prodigalité, par le grand maréchal du Palais et par des inconnus. Un petit bouquet portait le nom du timide M. Fercoc et la grosse touffe de violettes envoyée par Napoléon contenait un autre bouquet, en diamants celui-là, accompagné de deux mots qui en décuplaient la valeur : « Je t’aime, signé N. »

— Vous voyez bien, lui murmura Arcadius. Comment n’auriez-vous pas de courage avec tant d’affection autour de vous ? Songez qu’ « il » sera là. Venez voir !

Tandis qu’Agathe, la femme de chambre, prenait possession de la loge et se frayait un chemin dans les fleurs, Arcadius saisit Marianne par la main, l’entraîna derrière le rideau de scène. Des choristes, des machinistes se croisaient en tous sens, dans l’agitation des derniers préparatifs.

Dans la fosse d’orchestre, les musiciens accordaient leurs instruments, tandis que l’on allumait les quinquets de la rampe. Au-delà de l’immense mur de velours, on entendait bourdonner la salle.

— Regardez ! souffla Arcadius en écartant légèrement les plis.

Sous les innombrables lumières du grand lustre, le théâtre étincelait littéralement. Tous les ambassadeurs étrangers étaient là, tous les dignitaires d’Empire dans les costumes un peu fantastiques ordonnés par Napoléon. Marianne, le cœur battant, aperçut Mme de Talleyrand dans une loge avec quelques amis, Talleyrand dans une autre avec quelques belles dames et l’étroit visage de Dorothée dans une troisième. Le prince Eugène était là, et la reine Hortense, sa sœur. A mi-voix, Arcadius nommait les personnalités présentes : le vieux prince Kourakine, l’archichancelier Cambacérès, la très belle Mme Récamier, vêtue de gaze argentée avec de longs gants roses, Fortunée Hamelin, bien entendu, éclatante et empanachée comme un oiseau de paradis, auprès de la figure de fouine d’Ouvrard. Dans une loge de face trônait Adélaïde d’Asselnat, superbe dans la robe de velours prune et le turban de satin blanc que lui avait offerts Marianne. La vieille demoiselle posait sur tous et sur toutes un regard impérieux et dominateur, au-dessus d’un insolent face-à-main. Elle vivait là son jour de gloire en même temps que son entrée dans la vie parisienne. Un laquais impassible gardait la porte de la loge où elle régnait dans un superbe isolement, tandis qu’autour d’elle les autres loges débordaient.

— Il y a tout l’Empire... ou presque, souffla Arcadius. Et à l’heure encore ! On voit bien que l’Empereur doit venir. Tout à l’heure, tous ces gens seront amoureux de vous !

Mais les yeux de la jeune femme s’arrêtaient maintenant sur la grande loge, encore vide, où Napoléon allait prendre place avec sa sœur Pauline et quelques dignitaires.

— Demain, murmura Marianne comme pour elle-même, avec une poignante tristesse, il part pour Compiègne ! Il va attendre la future impératrice. Que m’importent d’autres amoureux ! Lui seul compte et il me quitte !

— Mais cette nuit il sera à vous ! jeta brutalement Jolival comprenant que si Marianne laissait la mélancolie l’emporter elle était perdue. Allez vite vous préparer maintenant. L’orchestre prélude... Vite !

Il avait raison. Marianne n’avait plus ni le temps ni le droit de penser à elle seule. A cette minute ultime, elle s’intégrait au théâtre. Elle devenait vraiment une artiste et, comme telle, devait tout faire pour que ceux qui lui avaient fait confiance ne fussent pas déçus ! Marianne d’Asselnat disparaissait. Maria-Stella prenait sa place. Et, cette place, Marianne voulait qu’elle fût éclatante.

Répondant aux saluts amicaux qui lui arrivaient de toutes parts, elle regagna sa loge au seuil de laquelle Agathe l’attendait. Avec une petite révérence, sa soubrette lui tendit un gros bouquet de camélias d’un blanc pur, entouré de dentelle et noué d’un flot de rubans verts.

— Un commissionnaire vient de l’apporter, dit-elle.

Avec une émotion dont elle ne fut pas maîtresse, Marianne lut la petite carte qui l’accompagnait. Elle portait seulement deux mots, un nom « Jason Beaufort ». Rien d’autre.