Выбрать главу

Poussée par un impérieux besoin de se sentir moins seule et moins misérable, elle poussa la grille grinçante, vint coller sa joue à la pierre humide et froide comme jadis, petite fille avide de tendresse, elle venait se blottir contre une jupe de soie grise.

— Tante Ellis ! gémit-elle. Tante Ellis... pourquoi ?

Qui donc aurait pu répondre à cette question d'enfant perdue ? Pourquoi donc sa vie paisible et protégée s'était-elle tout à coup muée en ce désastre irréparable ? Marianne éprouvait la terreur incrédule Au passager d'un navire qui, brutalement, troque la sécurité douillette de sa cabine pour le tumulte glacé de la tempête et, au sortir d'un lit chaud, se retrouve en plein océan, accroché à une planche.

Mais autant aurait valu, pour la jeune fille, tenter de réchauffer entre ses bras le marbre du mausolée ! Sa pierre demeurait froide et muette. Pourtant, elle éprouvait à s'en arracher une peine affreuse. Lorsqu'elle s'en éloignerait, elle laisserait derrière elle toute son enfance et tout ce qu'elle avait cru être son bonheur...

Hélas ! le temps pressait. Là-bas, vers le château, des cris, des appels se faisaient entendre. On devait déjà chercher la fugitive. Et, soudain, au-dessus des arbres, une épaisse fumée s'éleva, puis une longue flamme qui lécha le ciel. Marianne s'écarta du tombeau.

— Le feu ! murmura-t-elle. Il y a le feu à Selton.

Comment cela avait-il pu arriver ? Son premier mouvement fut de s'élancer vers la vieille maison en péril, mais une brusque bouffée de joie sombre l'arrêta. Que brûle donc l'antique et noble demeure plutôt que de la voir aux mains de l'Américain ! C'était mieux ! Ainsi, de ses souvenirs, il ne resterait vraiment rien, rien que la blessure profonde que portait son cœur, rien que ce tombeau de marbre blanc... Essuyant avec rage les larmes qui roulaient sur ses joues, Marianne alla détacher le cheval qu'elle avait laissé un peu plus loin, se remit en selle lourdement. Elle songeait tout à coup à sa fuite du boudoir. Elle ne savait pas bien comment elle en était sortie, mais se souvenait seulement du bruit sourd des meubles renversés. Le chandelier posé sur la table !... L'avait-elle jeté à terre ? Etait-elle la cause involontaire de l'incendie ? La pensée des deux corps abandonnés dans la pièce lui traversa l'esprit, mais elle la repoussa avec colère. Francis était mort ! Qu'importait si son corps était réduit en cendres. Quant à Ivy, Marianne n'éprouvait pour elle qu'une haine farouche !

Debout sur ses étriers, la jeune fille regarda, un moment, par-dessus la cime des arbres le rougeoiement de l'incendie. Les toits de Selton s'y découpaient comme sur une sanglante aurore. On entendait des cris, des appels sans parvenir à distinguer les mots, mais, pour Marianne, la barrière d'arbres, si aisée à traverser, avait pris la valeur d'un symbole et la retranchait à jamais d'un monde en voie d'écroulement. C'était bien ainsi et, jugeant qu'elle avait assez perdu de temps, la fugitive, avec un geste d'adieu vers le mausolée, piqua des deux et s'enfonça au cœur de la forêt. Le vent de la course emplit ses oreilles, dominant le ronflement de l'incendie.

Le seul être qui pût quelque chose, pour elle, dans la terrible situation où elle se trouvait, c'était son parrain. Pour sauver sa tête, il fallait que Marianne quittât l'Angleterre. Or, l'abbé de Chazay était seul capable de l'y aider. Malheureusement, il partait pour longtemps sans doute. Hier au soir, il avait annoncé son intention de gagner Rome où l'appelait le Pape et, en embrassant sa filleule, au moment des adieux, il avait dit qu'il s'embarquerait, à Plymouth, le matin suivant. Le bateau qu'il prendrait, il fallait que Marianne pût le prendre aussi.

Heureusement pour elle, la jeune fille connaissait la région parfaitement. Le moindre chemin, la plus petite crique lui étaient familiers. Elle prit, à travers bois, un raccourci qui la mena aux abords de Totnes. De là, il lui restait près de vingt miles à parcourir pour atteindre le grand port avant la marée, mais son cheval, l'un des meilleurs coureurs de l'écurie, avait de bonnes jambes.

La nuit semblait un peu moins sombre. La pluie, qui redoublait, avait fait tomber la brume et la lune, cachée par d'épais nuages, éclairait tout de même suffisamment pour que Marianne reconnût aisément sa route. Courbée sur l'encolure de son cheval, le capuchon rabattu sur les yeux, elle arrondissait le dos sous l'averse, insensible à l'eau qui déjà alourdissait la bure de son manteau, attentive seulement à la route suivie.

Quand surgirent de la nuit les tours branlantes d'un antique château normand accroupi sur un gros village aux blanches maisons, Marianne prit sur la gauche, à travers les collines, et, de toute la vitesse de son cheval, courut vers la mer.

Le gamin tendit le bras, désignant quelque chose sur la rade :

— Regardez ! Voilà le Fowey. Il vient de doubler la passe et il entre dans le Sound.

Une vague de désespoir envahit Marianne. Trop tard !... L'abbé de Chazay venait de partir quand, épuisée, hors d'haleine, elle était tombée plutôt que descendue de son cheval sur le Barbican, le vieux quai de Plymouth. Là-bas, sur les eaux brillantes que le vent hérissait en courtes .vaguelettes, le lougre portant toute sa toile bondissait joyeusement vers le large, emportant son dernier espoir. Sans conviction, elle demanda au jeune garçon :

— Tu es bien sûr que le prêtre français s'est embarqué sur ce bateau ?

Majestueusement, le gamin étendit la main et cracha :

— Aussi sûr que j'm'appelle Tom Mawes ! Même que c'est moi qui ai porté son bagage depuis l'Ancre et la Couronne ! Vous voulez que je vous y mène ? C'est la meilleure auberge de la ville, tout près de l'église Saint-Andrew.

D'un mouvement de tête, Marianne refusa et le gamin s'éloigna en haussant les épaules et en marmonnant des choses indistinctes à propos des « sacrées femmes » qui ne savent jamais reconnaître convenablement les bonnes volontés. Tirant son cheval après elle, la jeune fille fit quelques pas et alla s'asseoir sur l'un des gros piliers de pierre qui servaient à amarrer les bateaux. Elle était vidée de tout courage, comme de toute force physique. Là-bas, sur l'eau verte, le petit bateau disparaissait peu à peu dans le soleil pâle de cette matinée hivernale qui mettait une brume bleutée sur les collines de la baie. C'était fini ! Sur le sol anglais, il ne lui restait plus aucun ami, aucun secours à attendre de qui que ce soit !

Elle ne devait plus compter que sur elle-même. Et il fallait fuir, fuir au plus vite... mais où ?

Peu à peu, le Barbican, naguère désert, s'animait. Des bateaux de pêche accostaient, jetaient à pleins paniers sur la pierre du quai les soles et les plies encore brillantes d'eau, les casiers où les crabes aux couleurs de granit agitaient leurs pinces noires, les paquets d'algues vertes où s'accrochaient de grosses moules violettes. Des ménagères accouraient sous les ailes de leurs coiffes empesées, un grand panier au bras. Elles jetaient en passant un regard curieux à cette jolie fille vêtue en garçon, si manifestement lasse et qui tenait en bride un cheval de race.

Leur curiosité silencieuse rendit conscience d'elle-même à Marianne qui se leva, incapable de demeurer plus longtemps sous les feux croisés de tous ces regards. En même temps, elle s'aperçut d'une chose toute simple : elle mourait de faim. C'était peut-être la vue de ces poissons, l'odeur grisante de la mer, le vent vif. Quoi qu'il en fût, son estomac criait famine, comme sait crier famine un estomac de dix-sept ans. L'émotion l'avait empêchée de manger à l'absurde dîner de noces de la veille et elle n'avait rien pris depuis.